Guillaume Robert
Dossier mis à jour — 19/12/2022

Texte de synthèse

Texte de synthèse
Par Guillaume Robert
L'Arcadie désigne une région du Péloponnèse.
L'Arcadie est également une idée, un dispositif fictionnel, un mythe.
La Grèce antique fonde ce mythe. L'Arcadie y est décrite comme une terre ingrate, sauvage, un territoire premier, originaire, la frontière entre humanité et animalité y demeure poreuse. Virgile avec les Bucoliques transforme le mythe, contribue à la fondation d'un fantasme plus solaire, l'Arcadie devient un vaste jardin, un éden pour pâtres rivalisant en battles poétiques, mi-bergers, mi-artistes. Le Guerchin, puis Poussin, introduisent face à l'innocence, à la simplicité, à l'insouciance arcadienne la présence de la mort. Moins connus aujourd'hui, les nombreux voyages de dessinateurs, de peintres, d'écrivains qui, à partir de la seconde moitié du xviiie siècle et tout au long du xixe, opèrent un retour sur le mythe, cherchant, en Arcadie, à vérifier l'écart ou l'accord existant entre les sources livresques et la réalité du territoire.
C'est dans ce prolongement, et alors que partout on clamait la déchéance économique, politique et morale de la Grèce, que naît le désir de vérifier le caractère arcadien de l'Arcadie. Une façon également de relever le défi du bucolique, du lyrique, de l'élégiaque. Un défi comme un jeu, mais un jeu qui deviendrait un outil pour saisir du réel de l'existence à partir d'une epokhê de basse intensité, d'une mise entre parenthèses de ce que l'on nous donne comme thèse générale de la contemporanéité du monde.

"Connais-tu le pays qui ressemble à un vaste atelier, mais qui se déploie sous le plus beau ciel ?" Jean-Claude Berchet, "Et in Arcadia ego", Romantisme, 1986, n°51.

Le projet, essentiellement filmique, vérifie l'Arcadie selon deux modalités distinctes mais qui viennent à se croiser, à se tisser.
La vérification consiste, d'une part, en une approche de type documentaire : suivre et filmer la vie du berger Florent Chastel et de sa famille sur le plateau de Millevaches en Limousin. D'autre part, suivant une méthodologie plus performative, elle déploie pendant plusieurs semaines un atelier itinérant de couture sur les pâturages de l'Arcadie grecque.
Émergent ainsi deux figures, celle du berger et celle de l'artiste, incarnée par Julien Quartier, interprète chorégraphique, qui, à l'invitation de Guillaume Robert, s'attelle au façonnage et à la couture de toiles dans les paysages arcadiens. Cet atelier nomade, transhumant, devient tout à la fois un outil de production, un motif de tournage filmique et un dispositif de rencontre avec les habitants et les animaux. Le travail, et les productions qui en sont issues, opèrent à la manière du tombeau dans le tableau Et in Arcadia ego de Nicolas Poussin, ils proposent un meeting point. À la différence qu'ici on ne se penche pas sur la mort, mais sur l'artifice, l'artefact, le signe manifeste de la discontinuité, qui, par contraste, révèle les matières du paysage. L'intrusion en ces sites se fait lentement, elle se construit jour après jour, autorisant une douce intégration. Elle invente une activité, elle ne vient pas faire événement, ne cherche pas de spectateurs, mais cherche à cohabiter avec les chevriers, les chiens, les chèvres, les chardons, les genêts, les herbes, les torrents.
Le protocole de recherche qui préside au façonnage des artefacts articule une dimension sculpturale et une expérimentation vidéographique : intensifier l'artificialité d'objets importés en les revêtant d'une toile sujette au moirage. Ce moirage est rendu possible par l'utilisation de tissus dont les motifs deviennent, à une certaine distance, indécidables, irreprésentables pour un capteur numérique dépourvu du filtre adéquat. Dans la production habituelle d'images (vidéo, photographie, cinéma), ce moirage est banni. Il met, en effet, en péril la qualité de la représentation, indique la présence des couches machiniques, électroniques, entre soi et ce qui se donne à voir dans l'image.
Il résulte de ce processus une installation vidéographique (double projection full HD, son quadriphonie) qui, à la confluence des deux méthodes de vérification, invente un langage lyrique et élégiaque, s'appropriant une diversité de références à l'Arcadie et, plus généralement, au bucolique et à la pastorale. Le montage filmique s'ingénie à mixer les deux méthodologies de vérification, les deux territoires distincts afin qu'émerge un troisième espace, une temporalité nouvelle qui institue ses règles propres, sa rythmique, sa poétique singulière. Cet espace filmique devient poreux aux surgissements de déjà-vu, de mythes, de références historiques. Cependant, ce qui se trame devant la caméra, dans le Limousin comme dans le Péloponnèse, ce sont des formes de vie réelle, des expériences réellement vécues. Florent Chastel et Julien Quartier ne jouent pas, il n'y a pas de direction d'acteurs, ils exposent du temps de vie, ils déploient réellement leur activité — et bien que celle de Julien Quartier ait été provoquée, elle est d'abord performative, agissante ; elle ne cherche pas en première instance à émettre, à construire une représentation, elle inaugure une expérience, laborieuse, quotidienne, inutile, utopique.