Plastikcity : Une poétique du bidonville
Françoise Parfait, 2005
"Les villes sont un ensemble de beaucoup
de choses : de mémoire, de désirs, de signes d'un langage ; les
villes sont des lieux d'échange, comme l'expliquent tous les livres d'histoire
économique, mais ce ne sont pas seulement des échanges de marchandises, ce sont
des échanges de mots, de désirs, de souvenirs." Italo Calvino, Les Villes
Invisibles,
1972, Éditions du Seuil
C'est dans le silence et la pénombre
d'une vaste salle du Carré Saint-Vincent que sont posées au sol les trois
constructions de Samuel Rousseau, éclairées par des images vidéo
rétroprojetées. Le regard est saisi dès l'entrée dans l'espace d'exposition car
l'impact visuel de ces trois objets de lumière qui se reflètent sur le sol est
très fort. L'impression de monumentalité des trois monolithes architecturaux,
renvoyant à une échelle urbaine, est très vite contredite par la forte présence
des objets qui servent de support à l'image, des bidons en plastique de tailles
et de formes différentes, apparemment empilés les uns sur les autres pour
former de grands bâtiments faisant penser aux buildings américains du début du
siècle. Des décrochements successifs confèrent une structure pyramidale à deux
de ces constructions, évoquant les derniers étages de L'Empire State Building à
New York par exemple, la troisième est plus compacte, plus ramassée, comme une
ville vue de haut dont les différents plans se tassent les uns sur les autres.
Le regard identifie à distance l'ensemble du dispositif à une installation,
entre sculpture et maquette.
Une double échelle est ainsi évoquée dans
le premier coup d'œil, celle de la ville et celle de l'objet. Celle du paysage
et celle du corps. Celle du nombre et celle de l'individu. Ces trois formes urbaines,
autonomes, séparées dans l'espace, sont "habitées" par une
multitude de silhouettes de personnages cadrées par un réseau de portes et de
fenêtres, figures s'agitant dans tous les sens, accomplissant des actions
diverses et répétées. Comme on peut
l'observer dans la coupe "in vitro" d'une fourmilière en
laboratoire, le désordre apparent cède petit à petit la place à une
organisation, à la fois de l'espace global avec des effets visuels de symétrie
et de boucle, et des motifs en particulier qui, chacun, raconte une bribe
d'histoire, à la manière des coupes d'immeubles dans les gravures du 19ème
siècle. L'attrait du détail incite à y aller voir de plus près. En se
rapprochant et en tournant autour de chacune des pièces, quitte à croiser le
faisceau des vidéoprojecteurs posés au sol, se dévoile la matérialité des
bidons qui font écran. Les bidons sont coupés par moitié en une tranche
verticale et sont rivetés les uns aux autres avec une visserie
métallique ; les bouchons ponctuent visuellement les variations d'opacité
et de teinte des bidons qui laissent passer plus ou moins la lumière. La
matérialité de l'image vidéo elle-même s'affirme dans cette vision
microscopique, laissant apparaître les pixels qui se déplacent dans
l'encadrement des fenêtres, comme autant de cellules prises au piège d'une
surface de verre d'un laboratoire de biologie. Le corps-signe perçu de loin
devient une matière en mouvement vu de près, et cette différence de perception
invite à prendre du recul à nouveau. C'est ainsi dans un va-et-vient répété
entre l'ensemble et le détail que le spectateur construit une représentation et
une pensée de cette étrange urbanité que lui propose Samuel Rousseau. L'artiste
a produit cette pièce avec les moyens du théâtre qui l'a accueilli, la Scène
nationale d'Orléans. À partir d'éléments de décor construits pour l'occasion et
de comédiens et danseurs qui se prêtent au jeu, Samuel Rousseau met en boîte un
ensemble de personnages et de situations qui formeront une base de données avec
laquelle il va composer les images de son projet. Il construit alors les
structures de bidons, et c'est directement sur l'écran de projection que
celles-ci forment qu'il pose, déplace, combine et articule différentes
séquences par incrustation à l'intérieur de la page électronique, comme autant
de vues de fenêtres réelles dans la fenêtre de l'écran. La
miniaturisation des motifs va lui permettre de multiplier les éléments projetés
sur les surfaces des bidons, et de compenser la perte de détail de chaque image
par la monumentalité que leur confèrent leur nombre. Après de minutieux
réglages, l'ensemble de l'image vidéo, sortie de son cadre géométrique, vient
adhérer à la forme complexe des bidons assemblés, constituant une véritable
peau électronique qui se fond par porosité dans la matière plastique devenue
presque organique. Les situations banales filmées sur la scène du théâtre -
hommes pressés, dame tirant une valise à roulette, couples qui se disputent,
porte qui claque, silhouette qui court, séparations et rencontres, etc. -, se
juxtaposent, se relient et forment les infimes détails de l'organisme complexe
qu'est la ville globale contemporaine, grande matrice urbaine dans laquelle
l'individu n'est plus qu'un élément anonyme, une cheville ouvrière parmi
d'autres. La Machine à habiter, parangon de la modernité, s'incarne alors dans
son négatif, son inconscient, sa face cachée, le Bidonville. L'image vidéo,
produit d'une économie technologique des flux, furtive et évanescente, prends
corps dans du bidon, objet pauvre et matériau pauvre renvoyant à une pratique
du transport manuel, au commerce de détail qui n'a pas de moyens de stockage,
et à une économie du recyclage et de la survie, de la précarité et du
nomadisme. Le bidon vide, rejet du produit consommé, décharge de l'industrie,
s'échoue loin du centre, sur les périphéries, dans les faubourgs des villes et
les confins de l'occident. Plastikcity, en détournant l'image technologique de
son cadre et l'objet de sa fonction, participe d'une économie du recyclage.
Cette critique d'ordre politique n'est qu'implicite dans l'installation de
Samuel Rousseau, c'est en cela qu'elle prend toute sa force.
Si les matériaux eux-mêmes et leurs
relations produisent du sens, l'image aussi, en tant qu'elle représente un
point de vue, n'est pas dépourvue de signification. Le motif de la fenêtre,
paradigme de la représentation du monde "réel" depuis la
Renaissance, incite à regarder à travers un cadre. Le cinéma, après la
photographie, a fait de la fenêtre à la fois le double de l'œil (la fenêtre du
viseur, la fenêtre du projecteur) qu'elle protège, et un modèle de surveillance
(du monde ou de son voisin). Commerces humains et machinations célibataires
s'observent à la loupe des appareils de vision dans le lieu de l'anonyme que
sont nos villes contemporaines. Si Plastikcity se rappelle des Fenêtre sur cour Hitchcokiennes où bien des pulsions scopiques mortifères du Voyeur d'un Michael
Powell, le corps n'est pas traité ici dans son épaisseur psychologique ;
c'est plutôt à la mécanique visuelle du panoptycon que les corps-signes
renvoient. Le corps, signe graphique, se lit comme un mot, une note de musique
inscrit sur une ligne ou une portée musicale balayée par le regard comme la
ligne électronique l'est par le faisceau d'électrons ; l'humain est réduit
à un signal électronique qui varie et se combine en autant de textes figurant
les relations humaines.
Ce n'est pas la première fois que Samuel Rousseau
compose avec le théâtre ; ce n'est pas la première fois non plus qu'il
travaille à partir d'un programme génératif, matriciel. Cette nouvelle pièce
semble être l'aboutissement de ses recherches antérieures. Des Papiers peints
vidéo au Géant, en passant par P'tit Bonhomme, Samuel Rousseau traque, toujours
avec humour et légèreté, la difficulté qu'a le corps contemporain à rester dans
le cadre, à se conformer à l'échelle qu'il se construit lui-même ; il
inscrit le corps synthétique dans l'environnement de nos Métropolis modernes en
lui insufflant une poétique du débord, de l'excès et de la démesure.
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