Jean-Baptiste Sauvage
Dossier mis à jour — 02/11/2020

Philippe Roux

Philippe Roux, François Pierre-Jean, Jean-Baptiste Sauvage
Dé(s)génération n°1, février 2006

Philippe Roux : Avec La Cabane pour sans abris, nous pourrons parler d'un autre écho, d'une forme de préhistoire actuelle, d'un entrechoc temporel absolument affreux, d'espace en terme de caverne contemporaine, où l'homme d'aujourd'hui se voit réduit à l'état néandertalien, vit à proximité du brasero, dans un couloir ou un dépôt, dort sur le sol, à même la pisse animale. Il y a encore de ces rencontres fortuites dans nos villes, quoique celles-ci tendent à les contrôler, de manière à ce que l'anachronisme et la personne qui en pâtit soient de moins en moins visibles, de moins en moins lisibles. Pourrais-tu nous dire deux mots sur ce travail ?

Jean-Baptiste Sauvage : À Barcelone, il y avait un lieu de passage, devant un grand bâtiment administratif déserté, où vivait une dame d'environ soixante ans. La journée, elle faisait la manche et, le soir, elle dormait dans des cartons. Un jour, je trouvais à sa place une espèce de volume en contre-plaqué qui préservait tout juste l'accès du bâtiment. On l'avait badigeonné au jus de béton pour le fondre dans la façade. À première vue, ce volume ressemblait à une cabane ; il en avait toutes les caractéristiques ; c'était saisissant, d'autant que j'avais pris l'habitude de voir là la vielle dame. Sa finalité, cependant, était tout à fait contraire ; plutôt que de lui proposer un abri, il avait été construit pour l'empêcher de s'allonger, de rester, vivre là. Je décidais de reprendre cette forme comme base de travail et mis un an pour trouver une proposition, donner « forme » à ce travail. Je commençais d'abord par inverser le processus ; autrement dit, je partais du principe que ce volume avait été pensé par un designer comme un projet de cabane pour sans abris, qu'il était là, réalisé, et je prenais quelques photos. M'appuyant sur ces clichés, je produisais ensuite une déclinaison d'images préparatoires, d'incrustations 3 Dimensions, de plans, avec les caractéristiques extérieures d'un projet à l'étude, techniquement viable. Enfin, dans le cadre d'une exposition réalisée à Saint-Étienne, je proposais la maquette de cette cabane échelle 1, avec le même jus de béton, les mêmes proportions, le même manque de fenêtre et de porte, et je la capitonnais de laine de verre par souci d'isolation. À mesure, se glissaient ainsi quelques détails permettant de comprendre que ce projet n'était pas véritable, qu'il n'était pas viable, qu'on ne pouvait pas entrer dans la cabane, que son intérieur était urticant, etc. De là, le sens pouvait se renverser et renvoyer à l'idée première, au volume de départ dont les fins étaient absolument contraires à celles d'une cabane. Parallèlement, ce renversement de sens devait pouvoir s'étendre à quelque chose de plus général, puisque le faux projet était aussi celui d'une cabane modulable, réalisable dans d'autres espaces, et reprendre ainsi toutes les caractéristiques du design mimétique, lorsqu'il a pour ambition de se fondre dans le décor préexistant de la ville.

François Pierre-Jean : Contrairement à l'intervention in situ relative aux petites pyramides, ici tu extrais un élément. Or, si le badigeon de béton suppose qu'on a tenté de l'intégrer au bâtiment, il n'en reste pas moins incongru. Sa fusion dans l'ensemble n'est pas totale, il se remarque. N'est-ce pas de là que vient le fait de l'extirper pour finalement le rendre modulable, capable de s'installer un peu partout ?

J-B.S. : En effet, j'ai d'ailleurs réalisé des images où il est encastré dans d'autres espaces publics, prenant chaque fois une patine propre à l'environnement. Mais de l'extraire permet aussi de pervertir le processus : il est difficile de déterminer ce qui a été fait ou non et à quel niveau j'interviens, le spectateur voudra décortiquer la pièce, son origine, sa fonction, son application... ce qui engendrera le questionnement, et après tout c'est ce qui m'intéresse.

F.P-J. : Dans ta démarche, le geste artistique ne se dissocie pas du geste politique, me semble-t-il.

P.R. : Enfin, pour moi, s'il y a geste politique, il s'associe aussi à une fonction éthique : le rôle de l'artiste intervenant dans l'espace public serait de donner à voir. Comme disait Gottfried Leinz, il faut prendre en charge la laideur du monde et nombre d'artistes du vingtième siècle l'ont donnée à penser sous des formes diverses, mais elle semble aujourd'hui jouer d'un paradoxe puisqu'elle se déguise en séduction.

J-B.S. : Oui, c'est le seul langage possible pour moi, sinon j'ai l'impression qu'elle ne s'assimile pas à notre contemporanéité. Je ne m'inscris pas dans la frontalité, c'est un geste dont je peux comprendre la légitimité, mais qui ne me semble pas très efficace dans ce contexte, au contraire.

F.P-J. : Il y a la séduction comme fonction mais aussi, pour la société, comme le fait de s'en départir, on se le cache quand même, il y a une sorte de dédouanement là-dedans.

J-B.S. : Oui, et le design devient un bel alibi, le meilleur puisqu'il est aussi difficilement contestable que reconnaissable. Ceci rejoint ce que je disais de l'idée de progrès associée au beau.