Bertrand Stofleth
Dossier mis à jour — 13/10/2022

Secrets

Secrets
Par Gilles A.Tiberghien, 2015

Notre imaginaire des fleuves est celui d'une ligne d'eau, d'épaisseur variable, qui sinue entre des reliefs et s'écoule suivant une pente continue vers la mer. La connaissance que nous en avons, si l'on remonte à nos années d'écolier, se résume le plus souvent à celle de leur source et de leur embouchure. D'un geste que nous aurions pu faire enfant si nous avions aussi été un artiste, Richard Long, dans le film que Philip Haas lui a consacré en 1988, Stones and Flies, trace dans le désert avec ce qui lui reste d'eau dans sa bouilloire, le dessin des fleuves dont il récite les noms, Zambèze, Nil, Indus, Niger, Wang Ho, Amour, Mékong, etc., comme une litanie. Les fleuves portent nos rêveries vers le monde, et les villes qui, paradoxalement, nous captivent sont toujours celles qui sont soit situées au bord de la mer, soit traversées par des cours d'eau, nous invitant ainsi au voyage sans que nous sachions bien lequel, tout comme les mélodies nous entrainent simplement ailleurs.

Parfois, si ce n'est le chant complet, nous revient le début d'un air dont la suite nous échappe. D'autre fois seulement quelques notes, à peine de quoi le fredonner. Il en est de même des fleuves. Qui ne se souvient que la Loire, le plus long fleuve de France, prend sa source au Mont Gerbier de Jonc pour se jeter – car telle est l'expression consacrée - dans l'Atlantique ? Qui ignore le cours de la Seine jusqu'à la Manche même s'il ne se souvient pas qu'elle sourd d'abord, comme un mince filet d'eau, sur le plateau de Langres ? Mais la Garonne dont l'embouchure est à Bordeaux, qui sait qu'elle prend sa source en Espagne ? Et le Rhin, parce que c'est un fleuve frontière, un fleuve du Nord qui traverse quatre pays et que la France se voit plutôt au sud, qui peut dire d'où il vient ? Le Rhône, lui, bien que commençant en Suisse, dans le Valais, est néanmoins perçu comme un fleuve français dont l'embouchure est un delta bien caractéristique de cette région. Tout se passe alors comme si c'étaient finalement les derniers moments de son cours qui permettaient à un fleuve qu'on se l'approprie.

Ces questions ne sont pas d'identité mais d'images : il y a ce que nous savons et ce que nous voyons et rarement les deux à la fois quand il s'agit de paysages traversés lors de nos voyages. Bertrand Stofleth n'ignore rien : il s'est énormément renseigné, il a beaucoup étudié les territoires qu'il a photographiés mais ce savoir-là ne l'encombre nullement. Il lui sert seulement de crible, une sorte de filtre inconscient au moyen duquel il observe les différentes régions que traverse son fleuve. Car c'est bien de cela qu'il s'agit puisque chaque cliché est le sien et, en ce sens, tout le contraire de ce que l'on entend habituellement par ce mot. La rencontre entre son regard et le nôtre est toujours surprenante.  Dès le début du livre d'ailleurs.

Face au glacier, dans le décor sublime d'une montagne qui laisse s'échapper comme d'une gorge des masses compactes de glace, on aperçoit, à gauche de l'image, un personnage coiffé d'un chapeau rouge et portant un sac à dos qui semble tirer une valise à roulettes. Le caractère incongru de cet accessoire en un tel lieu nous fait douter un instant du naturel de la situation. Toutes sortes de questions se pressent alors. En face de quoi sommes-nous et que contemplons nous à notre tour ? Un paysage mis en scène près d'un belvédère auquel on accède grâce à une route dérobée à nos regards ? Y a t'il derrière ce promeneur une foule d'autres personnes que l'on ne voit pas et qui ont débarqué d'un car pour admirer ce panorama où nous pensions être seul ou presque ? Est-ce là le spectacle de la naissance de quelque chose ou de sa disparition ? Autant d'interrogations qui troublent d'emblé celui qui vient de pénétrer dans l'univers de Bertrand Stofleth.

Dès la deuxième image le doute n'est plus permis : la nature que nous regardons, cette masse blanche qui couvre la montagne, est en fait artificielle et plutôt qu'un revêtement de glace ou de neige que l'on s'attendrait à trouver, ce que l'on voit est une immense toile blanche posée là pour éviter la fonte du glacier et qui fait penser à l'œuvre de Christo à Little Bay, où il avait, en 1969, empaqueté plus de neuf hectares de la côte rocheuse australienne près de Sydney. Que l'on tourne une nouveau page et cette référence est brouillée par l'évocation des images de montagne du XIXe siècle, celles des frères Bisson en particulier, avec ces passerelles de bois qui permettent d'enjamber les crevasses et qui servent ici à circuler sur le glacier. On comprend dès lors que tout se passe ici sous le signe de la représentation et, à mesure que l'on avancera dans le livre l'on assistera à une suite de petits drames humains, de saynètes grotesques et sérieuses, de contes bizarres et de petits drames étranges et pourtant si ordinaires dans un décor où s'entend, plus ou moins proche, la rumeur du fleuve.

Que fait là cet avion qui n'arrête pas d'atterrir suspendu dans l'air à côté de cette laverie automatique de voiture ? Que font, en vis à vis, cette autoroute suspendue à un pont de taille impressionnante et cette plage fluviale que l'on pourrait croire au bord de la mer si l'on ne regardait pas plus loin que la limite de l'eau ? Que fait cet obèse avec son chien dont l'allure semble pétrifiée sur ce pont, trop calmes tous les deux pour ne pas être inquiétants ? Et cet homme sur son Quad, dans ce paysage délicatement peigné, qui file vers quatre réacteurs d'une centrale nucléaire en activité, ou cette ambulance qui, sous ce gigantesque ouvrage d'art, pourrait presque appartenir à une photo de Jeff Wall où tout est si savamment construit ?

Mais beaucoup de ces scènes ont l'air de se jouer dans les contre-allées, en coulisses, bien plus qu'au bord même de l'eau ou sur le fleuve bien que, de l'eau et de ses bords on est jamais vraiment loin. Car, comme le dit Bertrand Stofleth le fleuve n'est à aucun moment photographié pour lui-même, « mais pour la façon dont il est habité, la manière dont il s'inscrit dans le territoire qu'il traverse [...]. Et du coup le sujet n'est plus seulement le fleuve mais la relation entre le fleuve, le territoire et ses habitants. »

Or nous voyons souvent les fleuves comme animés d'un élan continu, celui que nous restituent ces descentes en bateau ou en barque dont le cinéma nous a offert tant d'exemples, de Louisiana Story de Flaherty aux Bêtes du sud sauvage de Benh Zeitlin en passant par La nuit du chasseur de Charles Laughton, Le Fleuve de Renoir, Délivrance de John Boorman, Aguirre de Werner Herzog et tant d'autres. Car, étant l'image même du temps, de la durée précisément, dont le cours est irréversible, le fleuve toujours le même, est, on le sait bien, celui dans lequel on ne se baigne jamais deux fois, car il est en même temps toujours un autre. Pour faire comprendre cela, le rendre sensible au spectateur, on a besoin du cinéma.

Avec la photographie, Bertrand Stofleth a pris un parti différent. Il transforme ce que pourrait être le grand récit épique du Rhône dont l'équivalent pour son cousin le Rhin serait peut-être la légende de la Lorelei en un recueil de nouvelles qui nous disent simplement la vie de gens sans importance. Il pourrait porter un titre à la Grace Paley comme Petits rien de la vie, ou Plus tard le même jour, mettant en évidence notre condition ordinaire tout en l'articulant à la Grande Histoire du monde qu'incarne le Rhône lui-même. Car c'est bien ce qu'est le fleuve, le fil plus ou moins visible qui lie entre elles ces existences sans autre rapport apparent que lui, que sa proximité, son cours parfois vif mais presque insignifiant comme celui d'une torrent au moment où il se précipite encore dans les Alpes, près de Sion, ou lorsque, soudain apaisé, il est enfin parvenu en terre de Camargue.

Avant que le Rhône, au terme de sa vie fluviale, ne se mêle aux eaux salées de la Méditerranée pour y disparaître, on assiste alors, en regardant la dernière image du livre qui clôt ce long voyage, à la rencontre étrange et presque pathétique d'un Guardian menant les taureaux de sa manade avec des touristes, allongés au soleil sur le pont d'un bateau, qui l'observent comme une curiosité ethnologique, un représentant d'une tribu venue d'un pays lointain dont le fleuve ne leur a pas livré les secrets.