Gilles Verneret
Dossier mis à jour — 03/03/2022

Lecture de La chambre claire de Roland Barthes

Lecture de La chambre claire de Roland Barthes
Par Gilles Verneret

1ère PARTIE

A - La méthode d'approche :

1/ Toujours cherché ce que la photographie était en soi, qu'est-ce qui la distinguait des autres images picturales ou vernaculaires ? Avait-t-elle un génie propre ?

2/ Qu'est-ce qui pouvait me guider. Les répartitions classiques : amateurs ou professionnels.
Portraits, objets/nus ou réalisme, pictorialisme.
Quel rapport avec son essence.
Je trouve que la photographie peut reproduire à l'infini ce qui ne peut pas se répéter existentiellement. Elle est contingence souveraine, particulier absolu.
Le réel : les bouddhistes le nomment sunya, le vide ou Tathata, le fait d'être réel.
La photographie dit "c'est ça", c'est réel. Elle est la contingence à l'objet photographié.
Elle ne se distingue pas de son référentiel ; de ce qu'elle représente.
Elle emporte toujours son référent avec elle, frappée d'immobilité.
Pas de photo sans référent : quelque chose ou quelqu'un. Elle se limite au sujet et disparait elle-même derrière lui. "Quoi qu'elle donne à voir et quelle que soit sa manière, une photo est toujours invisible. Ce n'est pas elle que l'on voit."

3/ La photographie est ballotée entre deux langages :
- l'un expressif,
- l'autre critique, mais je veux résister à tout système réducteur. Je vais donc partir de quelques photographies qui comptent pour moi. À partir d'un mouvement personnel, je vais essayer de trouver ce qu'il y a d'universel dans la photographie.

4/ Trois pratiques :
- celle de l'operator, le photographe ;
- celle du spectateur, nous qui regardons ;
- celle de la cible, le spectrum.
La pratique de l'operator m'est barrée. Le photographe met en perspective ce qu'il veut saisir, surprendre, cela dépend de la vision.
La pratique du spectator dépend de la chimie.
Ma méthode : "je n'ai à ma disposition que deux expériences : celle du sujet regardé et celle du sujet regardant.
On voit là que Barthes aborde la photographie beaucoup sous l'angle du portrait : "le sujet regardant". La suite le démontre.

5/ Quand on est photographié, on pose, on adopte une attitude, on se fabrique instantanément un autre corps fait pour l'image. Je me transforme, activement. Si je pouvais sortir de la surface photo sensible avec un regard noble. Je voudrais que l'on capte une intériorité morale et non une mimique inexpressive : "je ne suis pas photogénique". Je rentre dans le cérémonial photographique, je me prête au jeu social de la pose : "je pose et je veux que cela se voit et que cela se sache, je voudrais que mon image corresponde à mon moi profond". C'est le contraire qui se produit, mon moi ne coïncide pas avec mon image.
Se voir soi-même est un acte récent historiquement, au départ destiné à afficher un certain standing social et financier. La photographie de portrait, c'est l'avènement de soi-même comme "autre".
Dissociation de la conscience d'identité. Se voir soi-même engendre un trouble. Un trouble de propriété. À qui appartient la photo ? au sujet ? ou au photographe ? Le sujet est transformé en objet. Des années après : le droit à l'image. Il pose au départ longuement dans le studio avec une forme d'appareil minerve qui soutient la tête.

La photographie de Portrait, il s'y croise quatre imaginaires :
- celui que je me crois ;
- celui que je voudrais que l'on me croit ;
- celui que le photographe me croit ;
- celui dont le photographe se sert pour exhiber son art.
Dans la pose, je suis habité par un sentiment d'inauthenticité. Je suis un sujet qui devient objet : un spectre.
La photographie emploie des contorsions pour rendre le sujet vivant. "le photographe doit lutter pour que la photographie ne devienne pas la mort. "cheese"
Lorsqu'on me photographie, l'organe du photographe ce n'est pas l'œil, mais le déclic du doigt sur le déclencheur. Importance du bruit mécanique. Importance du bruit du temps. Le bruit du temps n'est pas triste : les cloches, les horloges, les déclencheurs...

6/ Je constate que je n'aime jamais toutes les photographies d'un même auteur (on peut rapprocher de cette idée qu'une photographie d'un auteur, sortie de son contexte, peut être confondue ou assimilée à une autre œuvre d'un autre photographe, toutes les images se ressemblent et sont avant tout des photographies).
"La photographie est un art "peu sûr", tout comme le serait une science des corps désirables ou haïssables". On dépend du "j'aime, j'aime pas" des humains alors que j'aime les argumenter.

7/ Je décide de prendre pour guide de ma recherche l'attrait que j'éprouve pour certaines images, car de cet attrait je suis sûr. Celles qui provoquent de l'émoi.
Pourquoi aime-t-on une photographie ? Intérêts hétérogènes. On peut aimer l'être que la photographie nous montre, admirer, discuter la performance du photographe...
Cet attrait, né de l'émoi exercé sur moi, est bien désigné par le terme AVENTURE. Je dois aussi nommer l'attrait qui la fait exister : une ANIMATION (Anima), elle m'anime, c'est ce qui fait son aventure.

8/ Le paradoxe : envie de pouvoir nommer l'essence de la photographie, d'édifier une science eidétique de la photo.
N'est-ce pas l'infirmité de la photographie que cette difficulté à exister (j'ajoute par et pour elle-même) qu'on appelle la banalité ? Elle est sous-tendue par une fonction : l'AFFECT, affect irréductible. Comme spectator, je ne m'intéressais à la photographie que par "sentiment", je voulais l'approfondir, non comme une question mais comme une blessure.

10/ Ce que j'éprouve pour la photographie de reportage relève d'un affect moyen. Une sorte de simple intérêt humain : le STUDIUM, l'étude. C'est par le studium que je m'intéresse à beaucoup de photographies. Le second élément qui vient casser le studium est le PUNCTUM.
Le punctum qui désigne cette blessure, cette piquûre renvoie à l'idée de ponctuation.
Comme un coup de dés, le punctum d'une photo, c'est ce hasard qui me pointe (qui pointe, qui me pointe de l'œil).
On va chercher le studium, le punctum vient vous percer.

11/ Il y a des photos qui restent à mon regard. S'il n'y a pas de punctum (d'intérêt personnel de l'affect), elles me plaisent ou me déplaisent sans me poindre. C'est le studium ce champ vaste : j'aime, j'aime pas ou intérêt vague.
Reconnaître le studium, c'est rencontrer les intentions du photographe sans les approuver, mais les comprendre. C'est une sorte d'éducation qui permet de retrouver l'operator.

Les quatre fonctions de la photographie:
1 - Informer ;
2 - Représenter ;
3 - Surprendre (interroger) ;
4 - Faire sens.

12/ La photo est contingence pure, le lieu où toujours quelque chose est représenté. Elle fait passer de la description à la réflexion, de l'image unique à la série. Il y a en elle, souvent, un constat sociologique que l'on peut décrypter dans des détails de l'image. On accède alors à un infra savoir. "La photographie a le même rapport à l'histoire que le biographème à la biographie."

13/ Le pictorialisme n'est qu'une exagération de ce que la photo pense d'elle-même. Ce n'est pas par la peinture que la photographie touche à l'art, mais par le théâtre, à travers ce relais singulier qu'est la mort. On connait le rapport du théâtre et du culte des morts. La photo est comme un théâtre primitif, comme un tableau vivant, la figuration de la face immobile et fardée sous laquelle nous voyons les morts.
(Libération par l'acte photographique : la catharsis).

14/ Le geste essentiel de l'operator est de SURPRENDRE et ce geste est parfait lorsqu'il s'accomplit à l'insu du sujet photographié. Cela induit le choc bien différent du punctum (ce dernier consiste à révéler, le premier à traumatiser).
Les cinq surprises :
1 - La rareté ;
2 - Le numen du geste immobilisé ;
3 - La prouesse ;
4 - Les contorsions de la technique ;
5 - La trouvaille ou la nouveauté.
Les surprises obéissent au principe, de défi, la photo devient surprenante dès lors qu'on ne sait pas pourquoi elle a été prise.

15/ Les grands portraitistes (que Barthes associe aux grands photographes car ce sont eux qui le fascinent).
La photo ne peut signifier qu'en empruntant le masque. La Persona et Nadar, Avedon ou Sander sont de grands mythologiques. La photographie du masque est suffisamment critique pour inquiéter en 1934 les nazis qui censurèrent Sander, pendant que Brecht dénonce la faiblesse du pouvoir critique de la photographie. L'aptitude à percevoir le sens politique du moral d'un visage n'est-il pas une déviation d'approche de classe ?
La sémiologie de la photo est donc limitée aux performances admirables de quelques portraitistes (pn pense aussi au portrait censuré de Hitler figuré avec une superposition de tête de mort et qui a fait le tour du monde entier avant la guerre de Blumenfeld).
Pour le reste, l'objet parle, il induit à penser, vaguement...
Au fond la photographie est subversive. Non quand elle effraie ou révulse, mais lorsqu'elle est pensive, qu'elle donne à penser.

16/ Les paysages doivent être habitables et non visibles. Freud dit que le corps maternel n'est point d'autre lieu dont on puisse dire avec certitude qu'on y a déjà été (Sujet à caution !).

17/ Le studium non traversé par un punctum engendre un type de photographie très répandue : la photographie UNAIRE.
Est "unaire" ce qui engendre une suite générée par une base. La photographie est unaire lorsqu'elle transforme la réalité sans la dédoubler, aucun indirect, aucune disturbance. L'unité de la composition étant la règle de la rhétorique (à opposer à ma notion de photographie disséminée).
Les photos de reportage sont UNAIRES. En elles, pas de punctum, pas de trouble, elle choque, ne blesse pas. Autre photo unaire : la photo pornographique. Rien de plus homogène. Présentation d'une seule chose : le sexe.

18/ Le punctum dans la photo unaire transforme le regard. C'est une nouvelle photo qui se donne à voir. Traite de la liaison entre le studium et le punctum. Co-présence. Aucune analyse n'est nécessaire pour percevoir le punctum, il suffit que l'image soit grande et visible.

19/ Très souvent le punctum est un détail, un objet partiel : ex. de la ceinture (p.74). Si fulgurant qu'il soit, le punctum a plus ou moins virtuellement une force d'expansion.
La photographie se dépasse parfois, elle-même est preuve de son art ?
S'annuler comme médium. N'être plus un signe, mais la chose même.
Parfois il n'y a pas expansion du punctum, il occupe toute la place dans la photographie, ex. : Andy Warhol.

20/ Certains détails pourraient être punctum, si ils ne le sont pas, c'est qu'ils étaient mis intentionnellement par le photographe.
Le détail qui intéresse n'est pas rigoureusement intentionnel et il ne faut pas qu'il le soit. Il est un supplément inévitable et gracieux.
La voyance du photographe ne consiste pas à "voir" mais à se trouver là au bon moment (synchronicité).

21/ La lecture du punctum est à la fois active et courte, ramassée comme un fauve, comme un haïku, on parle d'immobilité vive. Ni la photo, ni le haïku ne font rêver. (p.83)

22/ Le studium est toujours codé, le punctum ne l'est pas. Son impuissance à nommer crée le trouble (à ne pas confondre avec l'image floue d'aujourd'hui). Il se révèle souvent après coup. Imprégnation de l'image, de ce qui n'avait pas marqué à la première vision.
"Tout immédiat, tout incisif qu'il fut, le punctum peut s'accommoder d'une certaine latence."
Kafka disait : "On photographie des choses pour les chasser de son esprit" (porte à caution mais cette volonté de ne pas oublier permet de se libérer).
En synthèse : il faut fermer les yeux, laisser le détail remonter seul à la conscience (prévisualisation ou phénomène d'imagéation).

23/ "Le punctum ajoute à la photo et qui cependant y est déjà", induit à la "pensivité" de l'image, arrêter le temps pour se saisir du punctum.

"Lorsqu'on définit la photo comme une image immobile, cela ne veut pas dire que les personnages montrés ne bougent pas. Cela veut dire qu'ils ne sortent pas (restent enfermés). Les sujets sont comme anesthésiés : cf. le spectrum."

2ème PARTIE

26/ "L'histoire, n'est-ce pas simplement ce temps où nous n'étions pas nés ?"

Question ?
Elle provoque la stupéfaction. "L'histoire est hystérique, elle ne se constitue pas que si on la regarde, et pour regarder il faut en être exclu." (spectator).

27/ "Est-ce que la photo permet de reconnaître l'être aimé et disparu ?".
Mais la reconnaître en image n'est pas la retrouver.
Barthes à la recherche de sa mère. La photographie du jardin d'hiver, que Barthes se refuse à montrer, car elle n'a d'intérêt que pour lui.
Dans cette image, elle me donnait un sentiment aussi sûr que le souvenir, tel que l'éprouve Marcel Proust. Le jardin d'hiver était bien essentiel, elle accomplit pour Barthes utopiquement la SCIENCE IMPOSSIBLE de l'ETRE UNIQUE." Je la retrouvais telle qu'en elle-même". (p. 111-29).
"La suspension des images devait être l'espace même de l'amour".
Je décidais de sortir toute la photographie, "sa nature" de la seule photo qui existât vraiment pour moi et de la prendre comme guide de ma recherche.
"Le jardin d'hiver (que nous ne verrons jamais) est mon fil d'Ariane".
Elle interroge l'évidence de la photographie, non du point de vue du plaisir, mais par rapport à ce qu'on appelle romantiquement : l'amour et la mort.
"Ma peine vient de qui elle était (p. 117) et c'est parce qu'elle était qui elle était, que j'ai vécu avec elle".

28/ Sous couvert de méthode, Barthes observe deux voies :
- celle de la banalité (milliards de selfies)
- celle de la singularité
Le référent de la photographie n'est pas le même que celui des autres systèmes de représentation (p. 120), la peinture peut feindre la réalité sans l'avoir vue de visu. Le discours combine des signes qui ont certes des référents, mais les référents sont des chimères. Au contraire de la photographie où on ne peut pas nier que la chose a été là. Le "ça a été".

Double position conjointe de réalité et du passé. Cette contrainte de réalité et du passé. Cette contrainte n'existe que pour la photo, c'est la référence, l'ordre fondateur de la photographie.
Le noème nommé "ça a été", cela que je vois s'est trouvé là. (lire p. 121).

29/ Dans la photo, quelque chose SE POSE. Au cinéma la pose est niée par le continuum de multiples images. L'immobilité de la photo est comme le résultat d'une confusion perverse entre deux concepts :
- le réel
- le vivant
Elle atteste que l'objet a été réel. La photographie a commencé historiquement comme un art, la personne. Persona = le masque (déjà cité).

30/ La photographie n'a pas été inventée par des peintres, mais par des chimistes. Le "ça a été" n'a été possible que par la découverte de la sensibilité à la lumière des halogénures d'argent.
La photo de l'être disparu vient me toucher comme les rayons différés d'une étoile, image révélée, sortie, exprimée, immortalisée par le médium du métal précieux qu'est l'argent (comme dans l'alchimie, le métal est vivant, cf. la peur des indiens de se laisser prendre leur âme).

31/ Ce que je vois n'est pas un souvenir, une imagination, une reconstitution, mais LE RÉEL À L'ÉTAT PASSÉ.
La photographie pose une présence immédiate au monde. Une co-présence qui n'est pas uniquement ressort politique et sociologique mais métaphysique. Elle ne dit pas forcément ce qui n'est plus mais ce qui a été à coup sûr.

Elle ratifie ce qu'elle représente (cf. le certificat de réalité).
Noème, définition : "Objet de conscience comme tel, objet de la pensée, ce qui est pensé".
Le noème du langage c'est cette impuissance, il est par nature fictionnel, et l'on y convoque la logique. La photographie est indifférente à tout relais. Elle est authentification d'elle-même, la preuve par elle-même.

Elle peut mentir sur le sens de la chose, qui est par nature tendancieuse, jamais sur son existence. Ce que l'on voit sur le papier photo est aussi sûr que ce que l'on touche, l'important est qu'elle possède une force CONSTATIVE, qui porte non sur l'objet mais sur le TEMPS.
Le pouvoir d'authentification prime sur le pouvoir de représentation (c'est la manière de montrer). La photographie est sans avenir, pas comme le continuum cinéma qui s'inscrit dans une durée. Immobile, la photographie reflue de la représentation à la rétention, elle arrête. En elle, rien ne peut se refuser ni se transformer, elle est donc violente.

32/ L'image produit la mort en voulant conserver la vie.
Dans nos sociétés modernes, cela correspond à une mort a-symbolique, hors religion, hors rituel, une plongée dans la mort littérale; comme si l'horreur de la mort n'était pas précisément sa platitude et l'image médium est plate.
Avant, le monument disait la mort. La photographie moderne a renoncé au monument. Le 19ème siècle a inventé l'histoire et la photographie. Mais l'histoire est une mémoire fabriquée selon des recettes positivistes, un pur discours intellectuel qui abolit le TEMPS MYTHIQUE. La photographie est un témoignage sûr. Sans doute l'étonnement du "ça a été" disparaîtra. Il a déjà disparu. Ce Livre en est la trace archaïque.

33/ En me donnant (p.150) le passé absolu de la pose, la photographie me dit la mort du futur, ex. : le condamné à mort Lewis Payne en 1865.

34/ La photographie se regarde seul, sans cérémonial embarrassé... (les soirées vernissages)...
C'est le régime de la spectatio, comme une preuve individuelle, basse, intériorisée, méditative.
Elle correspond à l'irruption du privé dans le public, une nouvelle valeur sociale (ce qui renvoie comme un miroir). Dans ce champ, la pratique de l'amateur prend tout son sens, qui tient au plus près le noème "ça a été".

35/ Le trouble : que fait-on devant la personne ou l'objet qu'elle représente. Comme spectato je veux décomposer l'image, l'agrandir, avoir le temps de savoir. Et donc je ralentis. Je vis dans l'illusion du "ça a été" avec l'idée, comme les indiens, qu'il suffirait de gratter l'image pour scruter ce qu'il y a derrière. Mais j'ai beau le faire, il n'y a rien. L'agrandir, c'est le grain de l'image (ou le pixel), je n'y découvre rien (cf. Blow up d'Antonioni).

36/ Je me demande "QUI RESSEMBLE A QUI ?", à quoi, à une identité. Mais cette identité est imprécise, imaginaire au point que je me demande si je peux continuer à parler de ressemblance. Ainsi les portraits de Nadar. Je puis les dire ressemblants, conformes à ce que j'attends d'eux. Au fond, une photo ressemble à n'importe qui, sauf à celui qu'elle représente.

37/ La pensée de l'origine nous apaise, elle a de l'avenir, nous angoisse (car nous savons rétrospectivement ce qu'a réservé le passé).

38/ La photographie est plate dans tous les sens du mot. Si elle ne peut pas être approfondie, c'est à cause de sa force d'évidence, c'est donc l'arrêt de l'interprétation qu'est la certitude de la photographie : je m'épuise à constater que "ça a été", pour quiconque tient une photo dans la main, c'est la CROYANCE fondamentale.

40/ Puisque la photo authentifie la présence d'un être, en essence, tel qu'en lui-même, je veux le retrouver en entier. L'AIR d'un visage est indécomposable. Dés que je peux décomposer, je prouve ou je récuse, bref, je doute. Je dévie de la photographie qui est par nature EVIDENCE.
L'AIR est cette chose exorbitante qui induit du corps à l'âme. Ce n'est pas un donné schématique intellectuel. "L'air" n'est pas non plus une simple analogie de la RESSEMBLANCE. "L'air" est comme le supplément intraitable de l'identité. "L'air" est aussi l'ombre lumineuse qui accompagne le corps et si la photo n'arrive pas à montrer cet "air", alors le corps va sans ombre.
Moi égale l'air, qui est relation avec l'identité intérieure de la psyché, ce qui différentie un être de son éthique profonde et non le fait d'être "reconnaissance" comme dans l'identité. le photomaton (d'identité) contre un portrait de Strand (l'air de profondeur).

41/ S'il y avait seulement un regard, le regard d'un sujet ; si quelqu'un dans la photo me regardait ! (Barthes veut prolonger la vie, pousser l'illusion du vivant dans ses retranchements).
La pose frontale qui regarde droit dans les yeux (autre différence avec le cinéma de fiction où personne ne nous regarde jamais en face).
Un adolescent dans un bar, j'avais la certitude qu'il me regardait sans me voir. (Voir n'est pas regarder, il inclut le contact, la connexion avec l'autre. Le regard est solitaire et peut exclure l'autre, il gène). On accepte d'être vu, et on est mal à l'aise quand on est regardé. Le regard ne regarde rien. Il retient vers le dedans son amour et sa paix. Quiconque regarde (l'autre j'ajoute) droit dans les yeux est fou.
Tel est le destin de la photographie, me donner à croire que j'ai trouvé la vraie photographie totale et accompli la confusion inouïe de la réalité. (Cela "a été") et de la vérité ("c'est ça"), elle porte l'effigie à ce point fou où l'affect, l'amour, est garant de l'être. Elle approche alors de la vérité folle, de la folie.

42/ Caricature de l'existence. La photographie est une évidence poussée, chargée, comme si elle caricaturait, non la figure de ce qu'elle représente (c'est le contraire), mais son existence même. L'image de la phénomènologie est un néant d'objet. Avec elle ma certitude est immédiate, c'est une nouvelle forme d'hallucination, tempérée, partagée (d'un côté "ce n'est pas là", de l'autre "mais cela a été"), image folle qui s'est frottée au Réel.
J'ai compris qu'il y avait un lien entre la photographie et la folie, quelque chose que j'appelle : la souffrance d'amour. N'est-on pas amoureux de certaines photographies ?

43/ La société s'emploie à assagir la photographie, à tempérer la folie qui menace d'exploser pour qui la regarde. Le moyen le plus sûr d'assagir la photographie est d'en faire un art. Car l'art n'est pas fou. D'où l'insistance de la photographie de rivaliser avec l'artiste en se soumettant à la rhétorique du tableau. La photographie peut en effet ETRE UN ART lorsqu'il n'y a plus en elle aucune folie. Lorsque son noème "ça a été" est oublié.
Le cinéma participe à la domestication de la photographie, du moins dans sa dimension fictionnelle. Le cinéma est le contraire d'une hallucination. Il est simplement une illusion ("la grande illusion"). Sa vision est rêveuse. (cf. moi-même, c'est bien la photo qui est l'art du réel ou s'en approche au plus près).

B/

La photographie, le deuxième moyen de l'assagir c'est de la généraliser, de la banaliser, de la grégairiser. Pour qu'il n y ait plus en face aune image qui tienne.
La photographie vernaculaire écrase toutes les images, plus de gravures, plus de peintures figuratives. Un client d'un café, en regardant les passants, me dit : "Regardez comme ils sont ternes, de nos jours les images sont plus vivantes que les gens". (J'ajoute plus parlantes).
Nous vivons dans un monde D'IMAGINAIRE GÉNÉRALISÉ.
Aux USA, tout se transforme en images. La jouissance passe par l'image, voici la grande mutation (l'image publicitaire qui devrait plutôt donner envie de dégueuler que donner envie de jouïr).
PARCE QUE GÉNÉRALISER LA PHOTOGRAPHIE DÉRÉALISE LE MONDE HUMAIN (on va vers la virtualisation du monde à travers les images elles-mêmes virtualisées).
C'est ce qui caractérise nos sociétés de consommation. On consomme des images comme autrefois des croyances. Les images sont moins fanatiques, plus libérales, mais aussi plus fausses. Folle ou sage, la photographie peut être l'une ou l'autre.s. Folle, si ce réalisme est absolu, original, faisant revenir à la conscience amoureuse, la lettre même du temps, que j'appellerais pour finir l'EXTASE PHOTOGRAPHIQUE.