Gilles Verneret
Dossier mis à jour — 03/03/2022

Lumières d'août : corsica d'amore

Lumières d'août : corsica d'amore
Par Gilles Verneret

"Nées d'une désarticulation, d'une érosion, d'une fracture, tantôt océaniques présentant un véritable organisme, elles surgissent d'éruptions sous-marines, elles apportent à l'air libre un mouvement des bas-fonds ... Rêver des îles, avec angoisse ou avec joie, peu importe, c'est rêver qu'on se sépare, qu'on est déjà séparé, loin des continents, qu'on est seul et perdu – ou bien c'est rêver qu'on repart à zéro, qu'on recrée, qu'on recommence... (à) l'origine, mais l'origine seconde. À partir d'elle tout recommence. L'île est le minimum nécessaire à ce recommencement, le matériel survivant de la première origine..." [...] Des îles, article de Gilles Deleuze, 1953

Deleuze donne une version moderne de l'île, où le mythe a fait place à la littérature, et où elle se fait mélancolique, instinct originel surgi des bas-fonds, désormais recherchée comme endroit désert, prometteur de dépaysement où l'on peut se ressourcer, rêver et repartir à zéro. C'est que "le grand nombre" et la multitude sont passés par là, emportant tout dans le tourbillon de la surpopulation. L'homme du vingt et unième siècle se plaît à s'envisager lui même comme une île, un court instant coupé des autres et des autoroutes de la communication, enfermé le temps d'un apéritif dans son îlot touristique. Car l'île est devenue ce nouveau mythe touristique où le soleil grille la peau, à l'ombre d'une mer trop verte, qui pourrait cacher, derrière le silence d'un délassement trop oublieux, des tsunamis possibles, réanimateurs de l'ancienne angoisse de cette île dangereuse et mystérieuse. Celle qui, peuplée d'iguanes ou d'animaux préhistoriques, au milieu de statues totem à "Pâques" élèvent leurs effigies secrètes vers les cieux muets.

"Mais le voyageur moderne, qui n'est pas insensible au caractère de ces îles, sera plutôt enclin à penser que leur appellation tire en partie son origine de cet air de solitude magique qui investit si puissamment les lieux. Nul endroit au monde, en effet, n'évoque mieux les choses de la vie malignement ramenées de l'incarnat à la cendre, des pommes de Sodome, après la flétrissure du toucher". [...] Les îles enchantées, Melville.

Ces photographies ont été prises entre 1998 et 2005 dans la Balagne et sur la route menant de Galéria à Calvi, route que j'emprunte régulièrement. Je photographie les paysages corses depuis 1979, première année où j'ai débarqué à Ajaccio. Ensuite, j'ai pris racine dans le petit port estival de Galéria, où j'ai fait mon nid en 2005 et où je viens régulièrement depuis. La Corse, c'est un peu ma seconde patrie, ma terre d'accueil, les gens du pays ont facilité mon intégration et ceci même si je reste un "homme du continent, un pinsute !". Pour être Corse dit-on, il faut y naitre et ici l'on est corse en même temps que l'on est français. Aussi ai-je été heureux quand un patriarche du pays m'a dit quand je me suis installé : "maintenant vous êtes galérien" ; c'est  dire combien je suis attaché à la région, comme aux galères et galeries ! Ce très fort sentiment d'identité des habitants de l'île explique certainement en partie la sauvegarde des paysages.

Lumières d'août : récits de Corse

M'est avis, qu'il y a comme un effroi entre elle et le regard posé, comme si on cherchait à contenir ses ébats retors. Enracinée jusqu'au déséquilibre, elle surgit telle cette apparition dans un duo rosé sur une route qui s'évanouit dans l'horizon, amorce d'un crépuscule redouté.
Que ces peupliers frémissent à l'aube jusqu'au pont suspendu d'un midi martelé de pierre et de sang : balle fracassée, absente et muette, qu'ils appellent de leur vœux maudits cette paix foulée dans la poussière rouge d'un messager qui n'arrivera pas. On ne la convoque pas ainsi, m'est avis qu'elle est revendiquée avec le cœur sur des années de silence, englouties où les restes calcinés de manufacture sont sans voix, brûlures face à l'irrémédiable et a l'inoccupé. Cloué au sol, pas d'autre moyen de s'élever que d'accueillir dans cet asile, calice terreux, la lumière d'août en apnée, qui suggère un court désertique.
M'est avis que les joueurs y ont disparu derrière la toile tissée les séparant d'elle, inaltérable et triomphante. Marqués du sort qu'ils sont, sur cette borne constellée, témoins funéraires de leur passage destructeur à travers elle.