Mengzhi Zheng
Dossier mis à jour — 03/01/2024

Espaces possibles – Espaces de possibilités

Espaces possibles – Espaces de possibilités, Réflexions sur l'œuvre de Mengzhi Zheng
Discours d'Anna Dr. Meseure, prononcé lors du vernissage de l'exposition Des images et des maquettes abandonnées, AusstellungsHalle 1A, Francfort, 2017

Madame Dr. Hartwig,
Cher Mengzhi,
Mesdames et messieurs,

Le monde ne se compose pas uniquement de réalités et de pragmatisme, mais également de désirs et d'idées, de fantasmes et de projections. Ces derniers constituent véritablement le terreau de futures réalisations. « Le Monde comme volonté et comme représentation », pour citer une œuvre connue d'Arthur Schopenhauer, est également le thème et le credo des maquettes architecturales de l'artiste français Mengzhi Zheng. Et en regardant ce qu'il expose ici, on peut penser dès le premier regard que ses sympathies vont bien plus à l'homo ludens qu'à l'homo faber, en particulier dans le domaine de l'architecture. [...]

Les œuvres de Mengzhi Zheng ne représentent pas les bâtiments en soi, mais leurs structures sous-jacentes. Ses fragiles maquettes en carton, ses structures spacieuses et ses compositions graphiques renforcent les liens entre ces divers domaines que sont l'architecture, la sculpture et le design.
Ses sculptures, qu'il compose à partir de matériaux d'emballage mis au rebut, il les nomme « des maquettes abandonnées ». Ses œuvres naissent souvent sur place. Ainsi, il s'agit des « objets trouvés » d'un « bricoleur », d'un architecte aux idées visionnaires qui ne s'intéresse pas aux fonctions pratiques des bâtiments mais concentre son approche sur leurs qualités poétiques.

Ce que les architectes considèrent comme les étapes précoces de la conception d'un bâtiment, il en fait, lui, le centre de sa pensée. Les maquettes architecturales permettent de présenter des potentialités aussi complexes que conceptuelles. Aux côtés des peintures, de constructions, de sculptures et esquisses architecturales, elles donnent forme à un cosmos fictionnel et poétique propre à l'architecture qui complète et enrichit sur un pied d'égalité l'architecture réelle, pragmatique et construite des villes et des maisons. Les maquettes architecturales recréent ainsi les idées qui président aux constructions de différentes époques et de différents styles souvent de manière plus claire et plus concentrée que dans les éléments réellement construits.

Ceci s'étend des modèles de bois précieux et de placage repliables de la Renaissance et du Baroque et des célèbres modèles classiques en liège classicisme du XVIIIème siècle aux modèles expressionnistes d'Erich Mendelsohn ou de Hans Poelzig, en passant par les expérimentations stéréométriques de nombreux architectes modernes tels que Le Corbusier et Ludwig Mies van der Rohe, mais aussi des représentants du mouvement néoplasticisme De Stijl tels que Gerrit Rietveld et des constructivistes russes tels que Konstantin Melnikov, des architectures pop d'Archigram, au postmodernisme d'un Charles Moore et à des déconstructivistes tels que Daniel Libeskind ou Zaha Hadid. Sans oublier les filets de maille d'un Frei Otto, lesquels ont conduit à des formes dont les contours libres sont l'expression de la raideur naturelle de la matière.

Les maquettes sont toujours des illustrations simplifiées de la réalité. Les modèles pragmatiques des architectes se réfèrent toujours à des réalités construites, mais ne représentent en général que certains de leurs attributs et caractéristiques. Les modèles d'architectes du bâtiment sont en réalité toujours des modèles structurels simplificateurs et réducteurs. Les soi-disant modèles à l'échelle ont une relation d'échelle à la réalité, tandis que les modèles analogiques instaurent une similarité structurelle avec la réalité imagée. Ces modèles pragmatiques servent ainsi toujours l'expression d'une idée de conception. Ce sont en quelque sorte des outils de travail et de conception visant à capturer les volumes et les relations spatiales. Les modèles architecturaux sont aussi souvent des développements utopiques de la réalité construite. Ils anticipent des développements qui du point de vue statique ou technique ne pourront être réalisés que dans un avenir plus ou moins lointain. Mais il arrive parfois que les constructions fassent écho au pronostic utopique du modèle. Alors, comme dirait Ernst Bloch, les modèles jouent un rôle de « mise en lumière ».

Les maquettes de Mengzhi participent par leur structure et leur forme, leurs matériaux et leurs dimensions au développement de la maquette architecturale et en font partie. Cependant, comme dans l'« arte povera », l'artiste utilise volontairement des matériaux traditionnels ainsi que d'autres que l'on trouve dans la vie quotidienne tels que le bois, les morceaux de plastique, le carton, le papier, avec lesquels il met en scène des assises conceptuelles, des notations périphériques et volatiles d'ambiances spatiales ainsi que des émotions architecturales.

Les maquettes exposées aujourd'hui se composent de restes de papier et de carton multicolores, regroupés à l'aide de ruban adhésif en un ensemble approximatif et fragile ; des cartons ondulés s'affichent comme des déchets en lambeaux, voire de petits lattes qui soutiennent ces cartons à grand-peine. Ce sont comme des vestiges découverts après un départ précipité ; bons nombres rappellent par l'austérité de leurs rafistolages ces logements de fortune que les gens construisent à la périphérie des mégapoles à l'aide de boîtes de conserve, d'épaves, de déchets de bois et de tôles ondulées. Parmi les images qui nous viennent à l'esprit, on pense immanquablement à des scènes de catastrophes naturelles récentes. Parfois, la réalité rattrape l'art. Une version un peu plus complaisante associedans ces modèles éphémères des références enfantines, en des essais statiques aventureux : la construction en tant que test, en tant qu'expérience, en tant que curiosité.

Si le terme de maquettes abandonnées est si bien adapté, c'est aussi qu'il renvoie au contexte social, celui de l'abandon contraint d'espaces de vie, en cas de déménagement, en raison d'un projet de barrage ou d'une nouvelle zone de construction, par exemples. Malgré leur aspect éphémère, leur volatilité et leur fragilité, ces « maquettes abandonnées » ont également une dimension politique et sociale.

Les maquettes abandonnées de Mengzhi Zheng sont par conséquent aussi un commentaire subtil sur l'inconfort général et particulier subi par les gens dans le monde. En général, parce que, philosophiquement parlant, les gens n'arrivent jamais et restent toujours des voyageurs. Ils sont, comme le disent les existentialistes français, jetés dans la vie. Surtout parce que les gens peuvent se retrouver dans la peau de sans-abri pour de nombreuses raisons. Des termes et expressions telles que la hutte primitive, avoir un toit sur la tête, vivre sous le même toit ou encore « my home is my castle » et « home sweet home », illustrent que la notion de foyer est synonyme de sécurité climatique, matérielle, sociétale et économique. Si l'on a un foyer, on a défini et trouvé son lieu physique et métaphysique dans le monde. À cet égard, les modèles de Mengzhi peuvent être interprétés non seulement comme la promesse d'un ménage non réalisé et encore lointain, mais également comme des monuments commémoratifs d'habitations perdues et détruites.

Mais ces « modèles abandonnés » évoquent également des parcours de vie imaginés. Que s'est-il passé dans ces demeures, et pourquoi ont-elles été abandonnées ? Leurs habitants ont-ils fui, se sont-ils échappés, ont-ils été expulsés, persécutés, opprimés ? Cet abandon était-il peut-être volontaire, motivé par la perspective de meilleures opportunités de vie ailleurs ? De telles questions montrent clairement que ces modèles provoquent des histoires de vie et des destins imaginés, mais qui ne sont pas racontés. Même les événements qu'on voudrait bien leur associer sont « abandonnés », absents. Être présent dans l'absence : c'est là aussi une dimension philosophique de ces modèles éphémères. Par ailleurs, ces oeuvres incarnent également le caractère éphémère de toute vie et de tout bâtiment. Ce sont des indices de « memento mori », comme des empreintes éphémères laissées dans le sable. Cependant, l'artiste ne conçoit pas d'objets patinés, c'est-à-dire des objets sur lesquels le passage du temps a laissé des traces matérielles, mais des objets qui s'expriment au delà des manifestations historiques.

Dans ces maquettes, la réalité et l'imaginaire, les souvenirs et la nostalgie, la symbolique et la matérialité deviennent des « possibilités de choses ». Ces œuvres étant plus des indications que des certitudes, elles stimulent l'imagination de leurs observateurs. Elles sont, pour citer Le Corbusier, un « jeu sérieux ». De plus, dans ce jeu on retrouve également les différentes installations réalisées en fonction de l'espace d'exposition que l'artiste crée dans le lieu même et qui naissent donc sur place, pendant la durée de l'exposition.

Voilà la configuration de Zheng dans laquelle vous évoluez ce soir : d'un côté un environnement dans lequel vous pouvez vous déplacer ; de l'autre, un commentaire sur l'espace et le bâtiment dans lesquels elle se trouve. L'installation reflète les proportions et les caractéristiques de cette salle d'exposition. L'ensemble de lattes forme un passe-partout, aussi bien pour les « maquettes abandonnées » que pour les « images » ; il situe ces dernières dans le réseau de coordonnées d'une structure tridimensionnelle. La configuration positionne parfaitement chaque maquette et chaque œuvre graphique en un ordre, en quelque sorte, immédiatement supérieur. Des modèles uniques deviennent ainsi une famille de modèles qu'on pourrait également décrire comme un lotissement mis en scène.

Or cette installation paraît aussi fragile, fugitive, éphémère, notamment les « maquettes abandonnées ». Ce sont des lignes dans l'espace, des surfaces suspendues, des contrastes forts, des rythmes agités, des souffles vacillants. Pas de motifs, pas de décoration, juste une forme dépouillée et une structure à nu : le squelette de la pièce.

À cela s'ajoutent encore des eaux-fortes dessinant des bâtiments, des places et des cours qui paraissent aussi abandonnés que les sculptures éphémères. Les environnements de ces œuvres graphiques sont structurels plutôt que narratifs ; ils offrent des aperçus plutôt que des vues. Tout cela dessine les voies nerveuses énergétiques de l'urbanité : électricité, canalisations, bruit, calme, chaos et simultanéité ; textures et surfaces ; profondeur des surfaces autant que des voies en surface. Le tissu des villes.

Mesdames, messieurs, face aux concepts architecturaux soucieux de l'acoustique, les bâtiments aérés de Mengzhi Zheng sont plutôt des esquisses de l'espace que des plans constructibles. La réalité de cet artiste est poétique et non pas pragmatique : architectures du vent, bâtiments volants, il s'agit de rêves plus que de pièces ; les plans sont indéterminés plutôt que précis, mais donc sensibles aux associations, aux fantasmes et aux projections. L'artiste nous révèle ainsi une « Cité imaginaire » composée de fantasmes architecturaux surréalistes, qui, si leurs intentions se concrétisent, nous emmènent, nous qui les observons, dans des espaces de possibilités, qui sont la condition de tous les espoirs. Il s'agit là, comme on aime à le dire, d'une esthétique de l'incidence, d'un programme intentionnellement sans intentions, voire d'un discours de critique sociale nonchalante.

© Adagp, Paris