Documentation et édition en art contemporain — Artistes visuels de la région Auvergne-Rhône-Alpes

Leslie AMINE

mise à jour le 14 Mai 2020

Textes ci-dessous :

  • Douceur électrique, Marc Desgrandchamps, 2017
  • Distractions, Alain Fraboni, 2013
  • Leslie Compan, 2009
  • Anselm Jappe, 2007


Autres textes dans le dossier :


Entretien en ligne :




Marc Desgrandchamps

Douceur électrique, 2017

Des paysages aux couleurs d'une douceur électrique de néons teintés servent de fond aux scènes peintes par Leslie Amine.
La végétation tropicale faite de fougères et de palmes évoque l'artifice d'une jungle minutieusement reconstituée pour le décor d'un film où des figures animales et humaines sont les acteurs de représentations intrigantes.
Ainsi une femme vêtue d'une robe aux motifs de losanges tient par la main une enfant qui se retourne vers le corps translucide d'un homme surgissant de profil. Ils sont au bord d'un étang sur lequel les ombres de la femme et de l'enfant s'allongent comme si la surface en était solide. Ces ombres amènent le regard vers l'esquisse rougeoyante d'un plongeur qui se penche vers elles. Des figurines également rougeoyantes parcourent les frondaisons de la rive opposée où se voit à nouveau, partiellement dissimulée dans les feuillages, la silhouette de l'homme translucide.
En observant attentivement ce personnage masculin situé à l'avant-scène, on aperçoit un perroquet peint dans et sur son buste. S'agit-il d'un tatouage ou d'une présence réelle, indépendante du corps qui lui sert de support ? Ici les figures se lient, s'assemblent et se délient en un fondu-enchaîné qui a le tranchant et la déliquescence d'un rêve. Seules les figures de la femme et l'enfant semblent solides, elles sont les seules à avoir une ombre, en témoignant du monde physique au sein d'un univers où la végétation a l'hyperréalité d'un studio de tournage. Pour un spectateur tenté par la psychologie, et c'est mon cas, elles témoignent aussi de l'émotion qui les réunit au moment où elles se tiennent en un geste ferme et fragile.
Ces tableaux sont des récits sans récit. Le lieu est incertain, l'action inconnue, les dialogues muets. La peinture est l'art du silence. Une sorte d'énigme se dégage des compositions et le regardeur est tenté d'agir en détective de ces univers secrets.
Pourtant des échos d'impressions dont la source demeure hors du cadre se donnent  à voir en ces oeuvres.
Cet hors cadre sont les multiples expériences et mémoires de Leslie Amine, lesquelles viennent se recomposer sur la toile. Mémoires de pays, de voyages, d'instants, d'images, de peintures, un ensemble de choses vues, ressenties, traversées et choisies. Il s'agit d'un flux de couleurs et de formes, d'une circulation fluide où se voit entre réalité et virtualité la mobilité morcelée du monde d'aujourd'hui au travers d'une vision, celle d'une artiste, Leslie Amine.






Alain Fraboni
Pour l'exposition Distractions, L'attrape-couleurs, Lyon, 2013

L'univers dans lequel nous plongent les peintures de Leslie Amine évoque des espaces que l'on situerait sous les tropiques, dans la touffeur de l'air. Des juxtapositions, de lieux et de moments différents richement dépeints, nous rappèlent les descriptions extrêmement détaillées et ciselées des contextes décrits par l'écrivain V. S. Naipaul dans ses romans.
L'acidité de certaines couleurs et l'association de plages contrastées qui s'entrechoquent génèrent une tension dans l'espace pictural des tableaux.
Cet état nous fait percevoir à la fois une sorte de mélancolie ou de fatalisme insulaire d'où émergent des explosions d'énergie, des réminiscences de formes, de visages, de silhouettes, de masques ou de statuettes qui font travailler notre mémoire visuelle et agissent sur nos sentiments. L'alternance et les enchevêtrements de motifs, de figures humaines, d'éléments architecturaux et de patterns décoratifs sont le prolongement d'un vocabulaire formel que Leslie Amine avait déjà abordé dans certains de ses travaux antérieurs. Mais on sent dans cette exposition une certaine jubilation née de l'approfondissement de la pratique picturale, une exploration tout azimut des possibilités offertes par le travail de la peinture à l'huile et une grande souplesse dans la variété des combinaisons de formes qui composent les œuvres.
Cette attention portée à un éventail technique étoffé se déploie sur toute la surface des toiles et également sur des panneaux de bois dont l'aspect révèle même une certaine violence dans les interventions plastiques. Cette volonté se veut l'écho d'une recherche plasticienne exigeante qui peut aller jusqu'à l'accident volontaire dans la confrontation avec les supports peints.
Cette impression de frôler les limites est en relation avec les images qui se superposent et qui nous parlent d'endroits que l'on ne peut pas vraiment situer, d'actions inscrites dans des strates de souvenirs qui nous échappent, dans des résidus mnésiques borderline.
Le vocabulaire plastique qui nous vient en analysant les surfaces s'avère riche : empâtement, biffure, giclure, strie, aplat, éclaboussure, dégradé, fondu, superposition... Cela éclaire alors l'apparente banalité de l'image du carton d'invitation lorsque l'on comprend ce que celle-ci sous-entend comme plongée dans l'élément pictural. Ce grand plaisir dans le mixage des gestes du peintre que l'on pourrait relier par certains aspects à ce que l'on peut observer chez David Salle ou Daniel Richter ainsi qu'une grande exubérance dans l'usage de la couleur et le propos formel donnent à cette peinture un caractère à l'opposé du déceptif. Répondant au triturage de la matière et des pigments, le langage thématique des tableaux, peints comme des palimpsestes, apparaît comme un brassage de références métisses entre vision fantasmagorique, néo-expressionnisme et pattern painting.
Au-delà des œuvres que l'on a pu admirer dans l'exposition Distractions, on a envie de savoir vers quel territoire va nous entraîner Leslie Amine dans le développement futur de son travail.

En tous cas, on ne peut pas se laisser tromper par le titre de cette sélection. Celui-ci est un leurre. La confrontation aux peintures, loin d'être un plaisant divertissement, requiert bien au contraire toute notre attention. Car ce que l'on perçoit alors justifie que "tout tableau est sommeil en attente d'un guetteur vigilant." (1)

1. Michel Weemans, Le paysage extravagant. Herri met de Bles. Le mercier endormi pillé par les singes, Paris, éditions 1 :1 (ars), mai 2009.






Leslie Campan
Catalogue du 54ème Salon d'art contemporain de Montrouge, 2009

Le travail de Leslie Amine, c'est avant tout une histoire de géographie. Au fil de ses déplacements volontaires, de sa confrontation aux différents contextes de vie et de travail, l'artiste témoigne de sa perception d'un monde contemporain comme un monde de cohabitation et d'interaction entre différents éléments.
Guidée par la curiosité, sa recherche artistique s'inscrit dans une dynamique de rencontre, qui légitime en même temps l'attachement à un réseau de discussions ouvert et l'autonomie qui garantit la liberté de son propre travail. Piochées sans restriction limitative à un milieu, ni à l'histoire de l'Art, ses références tentent d'élargir le spectre de sa création au monde vivant. Le travail de Leslie Amine privilégie ainsi l'expérience des "choses vues" – terme fondamental de son œuvre – et des choses faites.
En effet, que ce soit dans les sculptures ou dans les peintures, c'est la qualité gestuelle et sensible de l'action qui est primordiale. C'est cette répétition d'un même geste, produisant pourtant des formes variantes qui guident un travail qui apparaît comme une forme de réflexion, une interrogation en cours engagée sur la pratique artistique par la pratique artistique. Leslie Amine développe un vrai champ d'exploration sur les limites du systématisme opérationnel et la productibilité sérielle, préférant épuiser les motifs qu'elle aura exploités, dans le cadre d'un cycle de création donné.
Les choses vues, quant à elles, s'inscrivent dans la variabilité polysémique des affects. À ce titre, les bribes de mémoire, mouvantes, en sont le reflet. Procédant par collage et tissage de ces réminiscences visuelles, Leslie Amine introduit ainsi dans ses œuvres un potentiel fictionnel, délimite des zones mentales que la mémoire est seule à pouvoir circonscrire.
Nivelant les échelles de perception entre réalité et fiction, mais surtout entre espèce humaine et espèce animale, l'artiste parvient à créer un espace singulièrement suspendu, à la fois familier et chaotique.






Anselm Jappe

In Semaine, supplément n°10, Éditions Analogues, Arles
Pour l'exposition Ce n'est pas la savane couverte de hautes herbes, de broussailles et d'arbres, où vivent les grand fauves, Galerie Nomades de l'Institut d'Art Contemporain, Villeurbanne/Rhône-Alpes, Conciergerie art contemporain, La Motte-Servolex, 2007

La première impression qui se dégage du travail de Leslie Amine est celle d'une grande liberté dans l'usage des moyens, des techniques et des matériaux – unis quand même par une référence à la qualité sensible des objets, à leur dimension tactile : ils occupent l'espace, ils s'étendent en toutes directions comme des serpents, ils donnent envie de les toucher, et les couleurs sont toujours fortes. Peu de vidéo, pas de minimalisme. Ici, l'art est visiblement mis au service d'une recherche qui n'est pas purement formelle, mais qui est personnelle et qui aspire à se communiquer. Dans et à travers leur apparent éclectisme, les œuvres d'Amine parlent d'un aspect du monde contemporain parmi les plus en vue : le mixage toujours plus fréquent de gens nés sous différentes étoiles et qui ont grandi dans différents univers de signes (pour ne pas toujours utiliser des formules pompeuses et souvent inappropriées telles que "porteurs de différentes cultures"). Tout habitant du globe, ou presque, est aujourd'hui obligé de vivre au carrefour de systèmes de significations issus des coins les plus divers du monde. Cette nécessité est évidemment plus fortement ressentie par ceux qui participent de cette multiplicité dans leur existence personnelle – qu'il s'agisse des origines "génétiques" ou des conséquences de déplacements volontaires ou forcés. Se pose alors la question – si facile à critiquer sur un plan théorique et si difficile à escamoter dans la vie réelle – des "origines" et des "racines". Amine nous fait savoir qu'elle appartient elle aussi à un de ces univers qui auraient fait horreur à Maurice Barrès. Ce désir de savoir d'où l'on vient reste "indéracinable", chez certains individus du moins. Mais suffit-il d'apprendre les recettes de sa grand-mère ou de "retourner" dans des pays qu'on n'a jamais vus auparavant et d'y retrouver, peut-être, des cousins du sixième degré ? On a justement parlé d'une "invention de la tradition" : une grande partie des prétendues traditions a été inventée, ou bricolée, au cours des deux derniers siècles dans le dessein de fonder des États. Mais "inventer la tradition" peut aussi être une exigence individuelle, et peut-être celle-ci se justifie-t-elle mieux. Il ne s'agit pas de sculpter à nouveau des masques africains ou des statues romanes. Ce voyage vers le passé revêt nécessairement une dimension imaginaire. On le voit bien dans le travail d'Amine : aucune recherche d'"authenticité", mais une prise en compte du brassage dans lequel on vit maintenant, en Afrique, en Europe ou ailleurs. Elle dit en effet que le lieu le plus exotique qu'elle ait connu est Marseille. Par ailleurs, la dimension linguistique et les jeux de mots (Vivante à frique) introduisent une dimension ironique, une prise de distance avec les lourdes recherches d'une "identité" – généralement synthétique – qui aujourd'hui dominent si souvent et dont on commence à voir les conséquences de plus en plus redoutables. Mieux vaut alors se mettre à la recherche d'origines rêvées qu'on a soi-même choisies, ou en éprouver au moins la nostalgie. Et, dans ce cas, tous les recodages sont possibles : une Européenne, d'origine africaine, peut s'inspirer d'œuvres africaines, qui sont en fait une réélaboration des apports européens, et aller reproposer ce qui en sortira en Afrique...

Miroirs brisés, morceaux de drapeaux français : ces éléments récurrents dans les oeuvres d'Amine ne se réfèrent pas seulement aux "rêves brisés des immigrés" ou à quelque chose de ce genre-là. C'est tout un monde de fragments et en fragments qui se présente à nous, c'est la "rationalité de l'incohérence" dont parle Annie Le Brun. Et cela, en Afrique comme en Europe. L'univers dans lequel Amine nous introduit, avec son bric-à-brac culturel, n'est pas, à coup sûr, un problème d'Africains, ni de personne d'autre en particulier, mais de tous les hommes, en train de devenir partout et en permanence des étrangers dans un monde de supermarchés. Le déracinement dont on peut se plaindre dans les pays "ex-colonisés" n'est pas seulement le fait d'une violente imposition de la culture occidentale, comme voudraient le faire croire les thuriféraires des identités autochtones, toujours prêts à assumer le pouvoir. La désorientation chez les ex-colonisés n'est pas finalement si différente de celle qu'on peut ressentir partout. Ce n'est pas une culture qui a triomphé sur les autres. Ce sont plutôt toutes les cultures du monde – en tant que dimension du qualitatif et du sens –, les masques africains comme les églises gothiques, les récits populaires comme la grande poésie, qui ont cédé devant les puissances déchaînées du capitalisme, du marché et de l'argent, mais également devant les mass media et leur colonisation de l'imaginaire. C'est sous ce signe que s'est opérée l'unification du monde. La mondialisation capitaliste n'est pas un brassage heureux des cultures – ce "multiculturalisme" dont on nous berce les oreilles – ni une victoire de la culture européenne. Elle n'oblige pas le monde entier à écouter Mozart ou à lire Shakespeare. C'est sous une publicité de Coca-Cola ou devant un ordinateur que se réalise cette unité mondiale fondée sur la décomposition et le remixage de l'héritage humain. Un processus qui ne se présente pas comme une explosion de créativité ou comme le moment où l'esprit humain prend conscience de son unité fondamentale (laquelle est visible de bien d'autres manières), mais comme une conséquence de son devenir-marchandise. Rien n'est plus "universel" qu'une publicité de Coca-Cola, plus immédiatement compréhensible, moins "déroutant". Le supermarché généralisé constitue ainsi la "culture mondiale" contemporaine.

Leslie Amine a commencé à travailler sur tout cela. Elle a porté les enseignes de magasins européens en Afrique pour en faire des installations, elle a fait la "marchande des mots" sur la place publique au Bénin. Mais peut-être doit-elle encore, comme beaucoup d'autres, décider si elle choisit d'être fascinée par ce bricolage mondial sous le signe de la
marchandise et d'y collaborer, ou si elle préfère regarder à travers ce miroir brisé pour y trouver une pauvreté matérielle et spirituelle vraiment modernes.