Photographe et vidéaste, Delphine Balley poursuit depuis vingt ans une pratique de l'image qui lui est propre. Après plusieurs séries mêlant fiction et réalité, événements anodins et histoire familiale (11, Henrietta Street, l'Album de famille), après avoir disséqué les rituels ancestraux, curatifs, maritaux ou mortuaires, après avoir mis en scène les pratiques et les croyances qui structuraient nos sociétés, Delphine Balley a plus récemment tourné son regard vers les différentes croyances religieuses ou sectaires et plus précisément la manière dont les images aident à construire sa foi avec la série Voir c'est croire.
Travaillant avec un appareil photo grand format argentique, elle s'inspire des techniques chères aux illusionnistes du XIXe siècle pour créer un "petit théâtre du monde". Son travail en série sonde les représentations, les dysfonctionnements personnels et les rituels collectifs à travers des mises en scène, des récits élaborés dans lesquels le clair-obscur domine, dissimulant et révélant les détails. Son esthétique confère à ses représentations du monde une dimension spectaculaire, faisant apparaître l'illusion et la performance. La singularité du travail visuel de l'artiste entraîne le public dans un royaume étrange, inconnu, dysfonctionnel, parfois inquiétant.
Une Chambre à soi
Par Agnès Violeau
Publié dans Delphine Balley, Figures de cire, catalogue de l'exposition monographique au musée d'art contemporain de Lyon, coédition macLYON et Bernard Chauveau, 2022
Un individu n'est que le produit de l'ensemble de ses expériences sociales.1
Pierre Bourdieu
L'apothéose du sujet réside dans sa disparition.2
Hal Foster
Delphine Balley (1974, Romans-sur-Isère) développe depuis une vingtaine d'années une pratique singulière de l'image fixe et en mouvement. À travers la construction de son propre inventaire de croyances, l'artiste met en scène les atavismes familiaux et les usages symboliques des lieux, du berceau à la tombe. Sa pratique de la photographie et du film aborde la question de la représentation en agrégeant le geste et le figé, l'informe et le stable, le vrai et le factice.
Figures de cire rassemble un corpus de trois films – Charivari, Le Pays d'en haut et Le Temps de l'oiseau –, seize tirages photographiques ainsi qu'un premier travail sculptural. En mariant une iconographie rurale rabelaisienne, le huis clos du portrait de famille issu de la peinture de genre, avec des références cinématographiques (Méliès, Pasolini) et théâtrales (Beckett, Artaud), Delphine Balley, dont le processus à la chambre nécessite un long temps de pose, dresse le portrait sociographique d'une rigidité universelle. Figures de cire est le point de bascule entre un travail figuratif, développé par l'artiste depuis 2002 dans la série photographique L'Album de famille, et une évolution nouvelle vers une abstraction formelle et symbolique, dans laquelle l'état statique des personnages et des objets devient celui de notre « Grande Attente »3.
La maison, lieu du théâtre identitaire
Le contexte des scènes représentées par Delphine Balley, dans ses photographies comme dans ses films, est celui du domestique et du vernaculaire. Ce décorum que la famille habite lui permet de partager son intérêt pour les rites, curatifs et populaires, les récits, les objets qui les symbolisent (œufs, plumes, costumes de mariage ou de deuil, bouquets, colonnes) ainsi que les différents thèmes liés à la représentation de ces ethoi – le carnaval, la mascarade, le faux-semblant, la disparition, la mort.
L'espace clos du domestique permet une rencontre en cadrage serré de ces protagonistes familiaux, objets et motifs. Les images se composent en différents plans évoquant les temporalités d'un récit : le décor, la mise en place des figures, la disposition des lignes pour créer des points de fuite. Delphine Balley y aborde la question de la représentation dans laquelle le décor tient un rôle structurel : il pose la rigidité des lois familiales, dans lesquelles chacun·e occupe une place fixe − une architecture de l'intime. Marguerite Duras, dans La Vie matérielle, décrit le foyer comme une projection du corps.4 Plus qu'une forme utérine, la maison et ce qu'elle contient (matériellement et symboliquement), c'est le soi en chantier. Delphine Balley rend compte, en investissant le temps comme une valeur féconde et protéiforme, de l'incommodité de se positionner socialement. Qu'elle parle de toute personne ou de l'artiste qu'elle-même incarne, il s'agit de la difficulté rencontrée à trouver, dans la maison, une « chambre à soi »5.
La « théorie de la forme » propose de considérer que notre système perceptif met en place des processus de traitement de l'information nous rendant capables d'interpréter les objets ou les situations qui nous entourent, grâce à une organisation de nos observations indépendante de notre volonté – comme si la perception des choses s'organisait d'elle-même. Les objets de Delphine Balley s'inscrivent dans des récits religieux ou profanes. La plupart se rattachent aux repas et aux mœurs qui leurs sont liées, dans leur dimension rituelle ou funéraire (cérémonie de la bouche ouverte chez les Égyptiens, pompa funebris des Romains, etc.). Chez les vivants, le repas est indispensable à l'organisme, mais aussi à la communauté. Il a pour rôle de remplir le vide laissé par le départ du mort. Les aliments sont par ailleurs la base de la nature morte, en peinture, que Diderot nommait « nature reposée » (fruits, gibiers).
Le faux, l'artifice
Les protagonistes dans l'œuvre de Delphine Balley sont ensemble mais isolé·es, chacun·e affairé·e à sa tâche. Le psychanalyste Donald Woods Winnicott a développé le concept d'un « faux soi »6, nécessaire au développement sociétal. Ce faux self désigne un comportement défensif d'adaptation à une situation contraignante, créé par l'environnement et nous imposant de jouer un rôle. En d'autres termes, il s'agit d'une réaction, à un fait extérieur, de soumission, protégeant ainsi un vrai self trop fragile. Lorsque la tension entre le vrai et le faux devient trop forte, le sujet interpénètre dans un processus d'autodestruction. Le vrai self fait preuve, quant à lui, d'une capacité plus forte à user des symboles, rétablissant l'équilibre entre le vrai et le factice. Ce soi aménagé, sur les réseaux ou, comme ici, reproduit dans le cadre du jeu social, fait langage, chez Delphine Balley.
Dans ses photographies récentes, l'artiste s'attache à un détail hyper-représenté. La notion d'« hyperréalité », union des mots hyper – du grec huper, « au-dessus », « au-delà » – et réalité – du latin realitas, « ce qui existe »7 –, désigne « ce qui se situe au-delà de la réalité, de ce qui existe ». L'hyperréalité caractérise la façon dont la conscience interagit avec la réalité. En sémiotique et en philosophie, le terme est utilisé pour décrire le symptôme d'une culture postmoderne évoluée. Pour le sémiologue Umberto Eco, elle correspond à la copie qui est conforme à l'original, voire « plus parfaite »8. Ces stratégies de l'illusion permettent de voir du sens là où on serait tenté·e de voir des choses, des discours qui cachent d'autres discours, des discours qui croient dire une chose mais en signifient une autre. Cette représentation hyperréaliste du détail, chez Delphine Balley, qui met au même temps de netteté le décor et l'objet mis en scène dans ses images, lui permet de se défaire de codes picturaux dépeignant les conventions sociales du monde moderne occidental, dans lequel il devient difficile de faire la différence entre ce qui est vivant et ce qui est mort. L'artiste peut alors peindre l'universel, notre condition humaine, celle d'une mortalité autant que d'une résistance.
La cire tient une place prépondérante dans le travail de l'artiste. Dans ses photographies et ses films, on retrouve le matériau se référant au baume curatif, à l'anthroposophie de Joseph Beuys mais aussi aux pratiques mortuaires (symbole de la pureté d'intention, objet d'offrande). Malléable et informe, la cire symbolise, dans l'iconographie chrétienne, l'obéissance et l'emprise. On la retrouve dans les sculptures, recouvrant des bouquets mais aussi dans un Contrepoids, équivalant au poids et à la taille d'une figure humaine. La forme molle en cire évoque les us funéraires et confronte le visiteur ou la visiteuse à sa propre valeur symbolique.
L'habitus – faire société
Les œuvres présentées mettent en avant la manière dont le contexte conditionne tout comportement dans son choix d'action comme dans son intention, en dissonance ou en consensus avec le groupe. Les personnages familiaux dépeints par Delphine Balley posent à la manière des temps modernes, où la photographie à la chambre imposait l'immobilité. Auparavant, c'est la peinture qui demandait la pose. De fait, la nature morte permettait un travail plus aisé puisque le sujet ne bougeait pas. Le terme d'habitus évoque une disposition difficile à transformer, visible par la seule manifestation phénoménale, c'est-à-dire par une action effectuée dans le monde, un événement. L'habitus découle de la coutume. Il est le produit de la socialisation, également levier de la reproduction des structures sociales, chez Pierre Bourdieu.9 Incorporé par l'individu et ses actes, il permet la continuité des rapports de domination dans l'espace social. En inversant le processus, c'est-à-dire en immobilisant des scènes vivantes de rites, Delphine Balley peint l'immobilité symbolique. Quelle est la place du choix, de la volonté, dans la pratique des coutumes ? La conscience individuelle de cet héritage pourrait-elle interagir structurellement sur nos comportements, nous rendre libres dans l'hérédité ? Au début des années 1970, Pasolini évoquait une société imprégnée d'un « indifférentisme somatique et vestimentaire », un conformisme mental et comportemental « sous le masque laïc d'une fausse tolérance »10.
S'appuyant sur les dessins de Polichinelle que fit Giandomenico Tiepolo, Giorgio Agamben11 donne à voir la « machine sociale » comme une mascarade où chacun·e tiendrait son rôle de manière plus ou moins consciente. Le spectateur ou la spectatrice de la farce prendrait-il·elle la mesure de ce qu'il voit ? Le visiteur ou la visiteuse ferait-il·elle partie de la fête ? « Que le langage soit, que le monde soit − c'est cela même qui ne peut se dire, on ne peut qu'en rire ou en pleurer (il ne s'agit donc pas d'une expérience mystique mais d'un secret de Polichinelle) . »12
À la fin du XIXe et au début du XXe siècle, les photographies de mort·es, figé·es dans le temps à jamais par l'objectif, marquent un apogée de la mimesis.13 Les photographies issues de la série L'Album de famille pétrifient des mises en scène et atavismes à la manière de natures mortes. Ces vanités familiales viennent étayer une démonstration, celle de la rigidité des mœurs d'une structure sociétale imposant de tenir, littéralement, une posture.
L'exposition comme structure et comme événement
Figures de cire a été pensée comme une procession à travers le temps et l'abstraction, à laquelle le visiteur et la visiteuse viennent prendre part. Dans ce récit où les cérémonies du mariage et de l'enterrement se confondent, l'usage du trompe-l'œil fait allusion à un temps archaïque où corps et décors s'épousent. L'expographie tente de dédoubler cet effet de lieu dans le lieu, par un dispositif spatial imbriquant des mondes les uns dans les autres. Les seuils sont créés par cette mise en scène du soi, jusqu'au dernier. Ces associations d'espaces sont la matérialisation des mondes intérieurs que montre Delphine Balley, convoquant tant la psychanalyse lacanienne que le surréalisme. Qu'y a-t-il derrière le rideau, derrière les papiers peints ? Par le biais de la dissémination des signes qui, par intertextualité, s'assemblent pour former un punctum invisible, l'exposition offre une expérience physique autant que psychique, au fur et à mesure de la visite.
L'exposition a été abordée comme le lieu d'un phénomène, c'est-à-dire quelque chose qui apparaît et disparaît, venant habiter l'espace à un moment donné. Ludwig Wittgenstein rappelle que le monde n'est pas un ensemble d'objets mais de faits, de phénomènes avec lesquels nous avons rendez-vous. Le parcours se déploie ainsi sur le principe d'une architecture de procession, et fait usage de l'espace du musée comme d'une structure processuelle. Elle est rythmée par les films, les photographies et les sculptures, par des passages obligés − rideaux et brise-vue. Dans l'Antiquité, de telles chorégraphies sociales, religieuses ou païennes, sont l'endroit où le groupe se retrouve, s'organise, selon un chemin physique et symbolique. Se positionner dans une file, c'est être en consensus avec le groupe et sa destination. La déambulation, le déplacement devient une forme de quête chorale, incarnée par l'unité du collectif.
Dans son ouvrage Conscience du corps, Richard Shusterman, représentant du néopragmatisme américain, expose ce qu'il nomme la « soma-esthétique »14. À travers cette discipline, il ne s'agit pas seulement de défendre une philosophie du corps contre une tradition philosophique occidentale, qui a pour l'essentiel rejeté et dénigré ce dernier. Il s'agit de se loger au cœur même de ces philosophies qui, au XXe siècle, ont accordé au corps une place centrale, afin d'en scruter les limites et de définir des stratégies nouvelles pour penser et vivre le corps individuel au sein d'un tout. Dans la suite d'auteurs comme Dewey, James ou Merleau-Ponty, Richard Shusterman examine comment l'organisme est pensé, en Occident, dans une relation insuffisante à son bien-être dans l'espace. Les sujets abordés par Delphine Balley regardent le corps vivant et mort dans son lien profond avec l'environnement, auquel il semble se confondre.
La ruine
Ses travaux récents s'éloignent de la représentation du corps (individuel, familial) pour aller vers la dépouille, l'absence. L'exposition distille les ingrédients d'un paradigme ouvert, construite tel un chemin de croix dans lequel le visiteur ou la visiteuse est confronté·e à sa propre abstraction. Car si la scénographie joue avec la notion d'espace anthropologique, elle renvoie plus précisément à la ruine.
Une ruine est le reste d'un édifice (au sens littéral comme figuré), dégradé par le temps ou l'homme. « Sortir du temps pour entrer dans l'éternité »15, écrit Emmanuel Kant. La ruine contemporaine (différenciée de la ruine antique, porteuse d'histoire, d'affect et de romantisme, notamment dans les peintures d'Hubert Robert) manifeste notre besoin, en tant que corps social, de comprendre le présent et son obsolescence, matérialisé par la non-fonctionnalité et le chaos de l'architecture abandonnée. La ruine symbolise, dans la peinture occidentale, le déclin, la décadence. Elle est celle du progrès qui laisse place à la nature, accompagnant une esthétique du renouveau. Elle est aussi l'allégorie du corps décomposé ou mourant – individuel ou collectif. En 2020 et 2021, le corps social mondial est immobile, confiné par une pandémie. L'organisme sans mouvement, celui d'une pensée qui en serait également dénuée, est contraint de ne plus faire société, de ne plus accomplir de rites. Se pose alors la question : comment puis-je occuper l'espace, quelle est ma place, sans que je sois « hors je » ?
Le religieux – les croyances
Dans leur essai The Dematerialization of Art16 , Lucy R. Lippard et John Chandler partent du constat de la fin de l'art comme objet pour démontrer comment l'immatérialité constitue une nouvelle force. Dans ce vide, l'artiste interpénètre autrement le monde qui l'entoure. En se dirigeant vers des compositions abstraites sans corps, Delphine Balley montre ce qui n'est pas visible. Elle passe de l'image à l'icône. La physicalité manquante dans ses dernières compositions (aux filiations nouvelles avec des maîtres de la peinture classique – Caravage, de Chirico ou encore Zurbarán, dans le dernier diptyque) est occupée par la nôtre. Par son effet miroir, son œuvre offre une expérience singulière, une négociation avec l'absence. Les croyances, à l'opposé des savoirs, permettent de ne pas rester figé·e. Jouant sur le principe de l'apparition des images, Figures de cire envisage le visiteur ou la visiteuse comme un élément saillant d'un dispositif plus large que l'exposition : il·elle se trouve en situation de rencontrer des œuvres dans lesquelles il·elle reconnaît une part de lui·elle-même, peut-être non formulée. Créant autant de situations propices à une lecture pathophanique17 du monde, les compositions de Delphine Balley mettent littéralement en « scène » notre dernière valse, celle du père dans Le Temps de l'oiseau. Et si nous oscillons entre être regardeur·euse ou regardé·e, dans le parcours, nous nous trouvons confronté·es à une expérience pragmatiste, celle de faire soi-même partie de l'effondrement.
Notre vie entière est construite sur le principe d'une obsolescence programmée, face à laquelle nous devons trouver le couteau le plus aiguisé du tiroir. Figures de cire invite à une méta-morphose, à la déliaison d'une organisation sociale engourdie. L'exposition matérialise le champ de ruines d'une société dans son déclin, à l'aube d'une renaissance. Elle édifie, à l'image d'un portrait de famille, notre capacité à prendre place dans un nouveau décor, et à réinventer le scintillement du monde.
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Notes
1. Pierre Bourdieu, La Distinction. Critique sociale du jugement, Paris, Minuit, 1982 [1979].
2. Hal Foster, Le Retour du réel. Situation actuelle de l'avant-garde, Bruxelles, La Lettre volée, 2005.
3. Maurice Blanchot, L'Attente, l'oubli, Paris, Gallimard, 1962.
4. Marguerite Duras, La Vie matérielle, Paris, Gallimard, 1994 [1987].
5. Dans son essai paru en 1929, Virginia Woolf cherche l'espace personnel où une femme serait à l'abri des sollicitations constantes de la famille (par extension, de la société et ses lois).
6. Donald Woods Winnicott, « Distorsion du moi en fonction du vrai et du faux "self" », Processus de maturation chez l'enfant, trad. Jeannine Kalmanovitch, Paris, Payot, 1965.
7. Laurence Graillot, « Tentative de caractérisation du phénomène d'hyperréalité touristique : un état de l'art », Actes de la Ire journée thématique AFM de recherche en marketing du tourisme et des loisirs, Chambéry, France, 2005.
8. Umberto Eco, La Guerre du faux, trad. Myriam Tanant, avec la collaboration de Piero Caracciolo, Paris, Grasset et Fasquelle, 1985.
9. Pierre Bourdieu, « Habitus, codes et codification », Actes de la recherche en sciences sociales, vol. LXIV, « De quel droit ? », septembre 1986, p. 40-44.
10. Pier Paolo Pasolini, Écrits corsaires, trad. Philippe Guilhon, Paris, Flammarion, 1976.
11. Giorgio Agamben, Polichinelle ou Divertissement pour les jeunes gens en quatre scènes, trad. Martin Rueff, Paris, Macula, 2017.
12. Pascal Gibourg, « Polichinelle ou Divertissement pour les jeunes gens en quatre scènes, de Giorgio Agamben », Remue.net, 11 avril 2017
https://remue.net/polichinelle-ou-divertissement-pour-les-jeunes-gens-en-quatre-scenes-de-giorgio
13. Œuvre d'art comme imitation du monde, obéissant à des conventions (concept développé par Aristote).
14. Richard Shusterman, Conscience du corps. Pour une soma-esthétique, trad. Nicolas Vieillescazes, Paris, L'Éclat, 2007.
15. Emmanuel Kant, La Fin de toutes choses, trad. Guillaume Badoual, Arles, Actes Sud, 1996 [1794].
16. Lucy R. Lippard, Six Years: The Dematerialization of the Art Object from 1966 to 1972, New York, Praeger Publishers, 1973.
17. Catherine Grenier, L'art contemporain est-il chrétien ?, Nîmes, Jacqueline Chambon, 2003.
UNE MÉTAMORPHOSE PICTURALE
Par Gwilherm Perthuis
Publié dans le catalogue monographique de Delphine Balley, Éditions Lienart, 2010
Une gravure sur bois de l'artiste nurembergeois Erhard Schön (1491 – 1542) intitulée « Une histoire curieuse chez un chevalier français » (1536) présente deux vignettes se rapportant à un fait divers et un texte relativement long, réparti sur trois colonnes, du poète Hans Sachs (1494 – 1576).(1) Chaque image correspond à un moment décisif du déroulement du récit et s'impose comme un repère pour saisir les enjeux essentiels de la narration proposée au lecteur. Le graveur choisit de s'attarder sur un repas étrange durant lequel un serviteur apporte à la table du chevalier une tête décapitée sur un plateau, puis dans la seconde vignette, il se concentre sur la découverte par le chevalier de ses deux neveux pendus derrière un rideau. La mort est mise en scène par deux ressorts dramatiques très différents, mais aussi efficaces, dans des constructions spatiales pourtant très simples et singulières par la disposition des objets. Cette feuille imprimée à des centaines ou à des milliers d'exemplaires devait permettre de diffuser largement des histoires sensationnelles.
Par sa méthode, Delphine Balley n'est pas étrangère à l'œuvre d'Erhard Schön eu égard à ses choix iconographiques resserrés autour d'un corpus définissant un univers très spécifique, au type de matière première qu'elle exploite, retravaille, scénarise (le fait divers), ou enfin, à la focalisation très précise sur certains épisodes de récits qu'il n'est pas possible de raconter intégralement dans un nombre d'images fixes limité. L'enjeu principal de son travail de plasticienne est de saisir des fragments de vie, de prélever des petites histoires dans le réel, de collecter un ensemble de faits avérés ou non, mais dans tous les cas colportés, afin de définir les pivots d'une fiction dont le médium de diffusion se trouve être la photographie. Delphine Balley compose quasiment exclusivement des séries comptant entre une quinzaine et une trentaine d'images. Le principe sériel comprend en lui-même la dimension narrative qui intéresse en premier lieu l'artiste. En faisant se succéder plusieurs photographies, elle parvient à faire interagir les motifs ou les situations et à bâtir un contenu qui repose autant sur ce que le spectateur perçoit dans les photographies que sur les projections ou passerelles mentales qu'il établit entre les chapitres ou tableaux de la fiction. Le vocabulaire iconographique dont l'artiste se saisit découle d'un univers de référence relativement unitaire, mais multiple, relevant à la fois du fantastique, du merveilleux, de l'horreur, ou de la sphère surréaliste... Par ailleurs, le terreau qui nourrit la construction des images de Delphine Balley est un fort attachement à une histoire de la représentation picturale : l'intérêt pour la peinture ancienne, ses qualités matérielles, ses brillances, ses effets de matières comme dans les premiers portraits du Titien, mais aussi pour les sujets noirs ou dramatiques d'un Goya, ou encore pour la réflexion très poussée sur la composition et la disposition des personnages dans le champ pictural pratiquée chez Vélasquez par exemple. Enfin, elle est attentive à présenter des détails qui datent une composition, qui l'inscrivent dans une temporalité, ou aux choix d'objets, de décors, d'attributs qui ancrent le propos dans un contexte précis, dans une ambiance, même si elle n'est pas aisément descriptible. Une attention particulière est également accordée au choix des accessoires, des vêtements, des perruques qui dans un certain sens sont à rapprocher du théâtre et du spectacle.
Portrait de famille
Le travail photographique de Delphine Balley fourmille de petites anecdotes de la vie quotidienne et de détails qui pourraient passer pour dénués d'intérêt et qui pourtant sont propices à inventer un espace fictionnel. La famille a été l'un des thèmes moteurs pour construire cet habile équilibre et perpétuelle pénétration entre la réalité et le fictionnel. Dans sa première série L'Album de famille, débutée en 2002 et toujours ouverte, l'artiste se nourrit à la fois de faits quotidiens repérés et tirés du cadre familial ainsi que de drames prélevés dans la presse, dans des romans, ou dans des séries télévisées. Mais la famille ne révèle pas seulement une matière première, elle agit concrètement dans le travail de prise de vue puisque les proches de l'artiste deviennent acteurs des mises en scène. Partant de faits qu'ils ont pu vivre ou jouer dans la réalité, l'artiste les métamorphose ou les conduit vers des dérives fantasmagoriques. Les membres de la famille ont été essentiels à développer le difficile glissement d'une situation réelle vers un résultat de l'ordre du roman noir. La mise en scène du portrait de groupe est un geste de peintre puisqu'il requiert une coordination de plusieurs figures individualisées, mais entretenant des relations puisque réunies au cœur d'une même histoire picturale. La précision repérée dans le placement des regards, du décalage de la position d'une main, ou de la dynamique générale de l'image sont des éléments déterminants dans l'histoire du portrait peint et en particulier dans des œuvres importantes de Rembrandt telle que le Portrait des syndics de la guilde des horlogers (1662). Son organisation générale participe certainement de la définition que l'artiste souhaite donner du portrait réunissant plusieurs figures. Cependant, cette référence picturale ne suffit pas à comprendre les mécanismes de constructions de ses photographies. Contrairement au peintre qui apporte par ajout successif la peinture sur le support délimité de la toile, Delphine Balley se met dans la position de réaliser une mise en scène pouvant prendre plusieurs heures et nécessitant des rectifications, des apports avant que l'image puisse être captée. Le temps de la réalisation de la peinture est compris dans l'œuvre elle-même, tandis que les phénomènes de « coupe spatiale » et de « coupe temporelle » qui caractérisent la photographie éliminent tout le temps de préparation et de mise en travail de l'image.(2) Lors de la prise de vue qui est l'aboutissement du processus photographique, le sujet est arraché à un instant et à un lieu très précis. Le temps de composition et de préparation est absorbé en un fragment de seconde pour figurer comme un extrait iconographique d'un déroulement narratif plus vaste qui a pu être ou qui sera. En cela, les portraits de groupes, de familles ou de personnalités réalisés par les photographes américains Clegg and Gutmann sont assez proches. Le travail préparatoire et l'attention portée à chaque détail transforme le portraituré et impose une construction mentale qui dépasse la photographie. Lorsqu'ils tirent le portrait des conseillers d'administration d'un grand groupe, ils ne figurent plus comme des hommes inscrits dans notre temporalité.
Mannequins
La métamorphose du sujet permise avec la préparation théâtrale de la prise de vue repose également sur la présentation de corps fixes, comme arrêtés dans un temps suspendu. Les corps sont toujours statiques dans les photographies de Delphine Balley, figés, ils nous sont offerts comme dans une sorte d'arrêt sur image. L'appareil général dans lequel les personnages sont pris est de type théâtral ou scénique, mais les acteurs en eux-mêmes adoptent des comportements décalés par rapport au mouvement du spectacle inscrit en principe dans un continuum temporel. Dans les séries photographiques, les individus s'apparentent davantage à des mannequins pétrifiés qui hantent le déroulement narratif. Les personnages inventés par l'artiste évoquent les portraits en cire dont Julius von Schlosser dresse l'évolution depuis l'antiquité dans son Histoire du portrait en cire.(3) Depuis l'antiquité, il s'agit selon lui de faire exister ce qui n'est plus, de conserver l'image d'un personnage disparue (par empreinte), ou de restituer l'image du mort dans certaines circonstances telles que les funérailles d'un souverain par exemple. Delphine Balley manipule ses acteurs comme des mannequins de cire, remarquables par leur caractère réaliste, mais qui ne sont que des représentations d'une réalité qui n'est plus atteignable. Ce rapprochement est d'autant plus intéressant que l'effigie de cire conçue pour maintenir visible une empreinte a été remplacée au début du XIXe siècle par la photographie (le médium de Delphine Balley) avec l'idée d'extraire une « copie exacte et inaltérable de la Nature » (Niepce). Dans ce rapport entre le mannequin et la prise de vue photographique se posent ainsi les limites de la conservation de fragments du réel, mettant en question les dispositifs fictionnels permettant de palier aux dégradations de la mémoire de la réalité. C'est sur ces dispositifs que le travail qui nous occupe repose. Un dispositif tentaculaire sans fin que chaque proposition artistique permet d'éprouver ou de repousser.
Faits divers
Il s'agit d'éprouver la matière des séries photographiques : pour la plupart des faits divers. Par définition, comme dans la gravure d'Erhard Schön d'ailleurs, le fait divers est toujours communiqué de manière indirecte et passe au travers de plusieurs filtres avant de trouver sa véritable existence. On prend connaissance d'un fait divers par des « on dit », des sources croisées, un récit d'un témoin, des images ou des traces qui dans tous les cas ne sont que des indices ou des pièces d'un puzzle dont on ne peut envisager qu'une représentation. Le fait divers est par essence un germe de fiction, un début d'histoire lacunaire qui comprend les ressorts pour être développé (un accident, un événement surnaturel ou non expliqué, un concours de circonstances...). D'ailleurs, tous les faits divers se ressemblent et sont constitués sur les mêmes bases et pourtant chaque histoire est très individuelle, personnelle, et implique des destins isolés. L'artiste réinvente un cadre à l'histoire, un décor, des rapports entre des individus et doit écrire une sorte de script pour combler les lacunes que les sources indirectes du fait divers ne peuvent préciser. Les éléments de la réalité sont déjà mis en fiction par le simple rapport qui en est fait, mais l'invention du travail photographique rajoute une seconde strate d'interprétation et de transformation de l'information de référence. Les suites de photographies sont donc des formes de mises en abîmes d'une fiction tirée d'une fiction ancrée sur une réalité éparse et évanouie (éphémère). La photographie permet de faire ressortir le maximum de potentiel du micro événement de référence, de le retravailler au corps pour le pousser dans ses retranchements, le faire s'exprimer sur des voies très différentes et explorer son ouverture de départ. On rejoint une dimension surréaliste relativement prégnante dans l'œuvre de Delphine Balley. L'usage du corps comme un mannequin, l'association entre des objets a priori n'entretenant pas de relations narratives, ou l'intrusion de motifs semblant sortis d'un rêve comme la gerbe de fleurs remplaçant la tête d'un personnage sont autant de stratégies picturales surréalistes. Les photographies font d'ailleurs osciller le spectateur entre un sentiment de mal-être et de peur suscité par des choix de lumières ou de sujets, et une impression ironique ou onirique qui fait rentrer le regardeur dans les images qui décrivent un mauvais rêve ou des situations de films d'épouvantes.
Les faits divers prennent tout leur sens avec l'apport textuel qui est associé à chaque photographie. Les titres des œuvres sont souvent très longs et décrivent une situation anecdotique précise. Mais il arrive également qu'une sorte de cartouche littéraire s'impose sur l'image comme pour lancer des pistes d'interprétations ou permettre de rebondir à partir de quelques mots évocateurs d'une ambiance particulière. Le photographe Pierre Jahan (1909 – 2003) a introduit dans les années 1930 – 1940 une relation surréaliste entre des petites annonces et ses propres photographies. Le système est symétriquement opposé à celui de Delphine Balley : des photographies préexistantes sont associées pour leur contenu à des petites annonces découpées dans la presse. Mais le rapport entre texte et image permet de déclencher un sens qui n'est ni présent dans l'image, ni dans le fragment textuel. C'est également le cas dans les séries accompagnées de fragments littéraires qui situent le cadre de la photographie et produisent des effets pour la construction personnelle et mentale de l'histoire.
Miroirs, fenêtres et enfermements
Les extensions fictionnelles des photographies sont motivées et enclenchées par deux groupes d'instruments plastiques : les miroirs ou fenêtres qui ouvrent l'espace photographié et suggèrent un ailleurs aux lieux intérieurs représentés, puis le papier peint qui a une valeur décorative et qui ferme l'espace en jouant le rôle de clôture. Ces deux outils renvoient à l'histoire de la peinture et inscrivent une nouvelle fois les photographies dans une continuité historique, bien que ces jeux d'échappatoire et de retenue semblent prendre une signification particulière par rapport à la mise en fiction. Le miroir est un objet symbolique dans la recherche du vrai et a souvent été mis en scène dans des tableaux pour être mesuré aux capacités de séduction de la peinture. Encore une fois, cet objet doté d'une dimension fantastique et merveilleuse est confronté au degré d'abstraction que l'art peut offrir vis-à-vis du réel. La fenêtre permet de dépasser les limites des chambres photographiées par Delphine Balley. Tout se passe le plus souvent à l'intérieur dans des lieux fermés, mais comme dans une maison hantée les labyrinthes mènent toujours vers une potentielle issue. À chaque fois que la peinture veut insister sur les propriétés d'un lieu et valoriser ses particularités ou l'impression qui s'en dégage, une fenêtre ouverte suggérant l'évasion de ce vase clôs occupe une place importante dans l'image. Pensons, à titre d'exemple, à l'œuvre emblématique de Caspar David Friedrich intitulée Femme à la fenêtre (1822) dans laquelle la baie est le motif principal et déterminant. Par opposition, Delphine Balley use très régulièrement dans les décors de ses saynètes, de papiers peints richement ornementés et très connotés. Souvent des motifs végétaux ou floraux de grands formats et dans des couleurs contrastées, qui ferment l'espace et produisent un effet de surface. La référence aux ambiances d'intérieurs peints par Edouard Vuillard dans lesquels les figures semblent absorbées par l'espace saturé de motifs et duquel il est impossible de s'échapper, est quasiment explicite.
Valeur d'exposition
La question de l'ouverture de l'image et des détails ornementaux qui peuvent l'étendre hors de ce qu'elle est, trouve également un prolongement dans la valeur d'exposition des photographies de Delphine Balley. Elles sont présentées dans deux espaces de monstration très différents qui engendrent chacun une manière assez différente de les comprendre. Le premier est l'exposition spatialisée dans un musée ou un centre d'art, que l'artiste soigne particulièrement et pousse assez loin en ne se contentant pas d'accrocher ses photographies au mur, mais en mettant en scène le lieu d'exposition à la manière du travail qu'elle mène en amont d'une prise de vue. Les photographies peuvent être encadrées avec des cadres dorés comme pour des peintures ; du mobilier, des objets décoratifs et du papier peint habillent l'espace, afin de créer un lieu dans lequel le spectateur puisse rentrer et se laisser imprégner par l'atmosphère dégagée par les tirages. Il s'agit dans ce cas d'une volonté d'impliquer le regardeur et de faire appel à sa mémoire, à ses propres souvenirs d'enfance, à son histoire familiale personnelle, et donc de jouer sur l'affect. Au contraire, la seconde valeur d'exposition des photographies de Delphine Balley est la publication de séquences d'images dans la presse, dans des magazines ou des revues. Elle a entre autres collaboré avec Le Monde 2 avec deux séries dont l'une qui rentrait en écho avec un article sur les crimes, puis elle a proposé plusieurs fois des créations pour le journal Libération dont l'objet est assez libre bien que tutoyant indirectement l'actualité.(4) Sur un support imprimé, les rapports induits par la succession des photographies sont plus forts. Des effets plus immédiats ressortent de la convergence des motifs et le cadre éditorial de la commande fait vibrer intensément la multiplicité des sens qui peuvent être placés sous les mêmes images. Chacun de ces cadres de monstration dégage des ressorts narratifs très différents qui s'enrichissent mutuellement et semblent nécessaires à lire en parallèle pour envisager une compréhension globale de l'œuvre de l'artiste. La presse et les revues, dont les principaux buts sont d'informer, de problématiser des enjeux sociaux, et de réfléchir au gré de l'actualité à la place de l'individu dans la société, s'avèrent être un espace de diffusion particulièrement efficace pour défendre un travail artistique contemporain. Les métamorphoses picturales de Delphine Balley chargées de petites histoires transformées par le prisme kaléidoscopique de la fiction peuvent ainsi offrir de nouvelles perspectives au contact du reflet de la réalité quotidienne forcément subjectif délivré par le journal ou le magazine.
1. The illustrated Bartsch, vol. 13 (Commentary), « Erhard Schoen », New York, Abaris Books, 1984, p. 294. Erhard Schön a beaucoup illustré les pamphlets, récits, poèmes, pièces de théâtre ou dialogues de Hans Sachs dans des images teintées d'ironie.
2. Au sujet de la définition théorique des concepts de « coupe spatiale » et de « coupe temporelle » voir Philippe Dubois, L'Acte photographique et autres essais, Paris, Nathan, 1990, p. 151-202.
3. Julius von Schlosser, Histoire du portrait en cire, Paris, Macula, 1997.
4. La dernière intervention a été publiée dans Libération durant l'été 2010.