Réagencer le monde
Par Paul Ardenne, 2017
Benedetto Bufalino est, à sa façon particulière, un « arrangeur ». De même qu'un DJ s'empare de musiques déjà entendues pour en faire autre chose – un « mix », en l'occurrence –, cet encore jeune artiste ayant fait ses armes à Lyon et dans le design, lui aussi, « remixe » le réel. Une voiture de marque Seat modèle Ibiza évoque-t-elle l'été, la plage, l'art du farniente balnéaire ? Bufalino la réaménage de manière à la transformer en jacuzzi. Restons-en au registre automobile, qui a beaucoup inspiré l'artiste. Le moteur en fonctionnement d'une voiture, qui produit de la chaleur en abondance ? Il peut servir de barbecue, une fois surmonté d'une grille de cuisson. Une limousine de longue taille, du genre de celle qu'on affectionne pour les mariages à Las Vegas ? Celle-ci sera avantageusement ouverte, son toit découpé et ôté, et transformée en espace convivial urbain, tandis que les frustrés que nous sommes, à moindre coût, pourront s'offrir une Ferrari Testarossa – disons, un ersatz de la belle de Maranello – sous l'espèce d'un habillage de carton plus vrai que nature, absolument low cost, dont recouvrir la carrosserie de notre banal véhicule à quatre roues...
La fonction traditionnelle de l'artiste classique était de copier ou d'embellir le monde. L'artiste moderne, qui rêvait de révolution permanente, avait quant à lui pour ambition de créer des mondes. L'artiste tel que Benedetto Bufalino en incarne le modèle à la fois humble et exubérant, pour sa part, se donne pour mission de modifier l'ordre des choses. Une mission d'office plus raisonnable, à mi-chemin entre la soumission et le refus. Tout un chacun fera ce constat : nous vivons à l'ère de l'encombrement, il y a trop de choses, partout. Détruire dès lors est une option, sur le modèle de la « table rase » et du Destructive Art cher au regretté Gustav Metzger. Redistribuer en est une autre, pour laquelle penche plus volontiers, en amoureux des objets, Benedetto Bufalino, et non la plus inopportune qui soit. Une cabine téléphonique, à telle enseigne, peut servir d'aquarium urbain ou être rendue mobile. Le toit d'une remorque de camion : le parfait espace pour installer un terrain de tennis. Une caravane sera élevée dans les airs grâce à un élévateur industriel aux airs de Colonne sans fin de Brancusi : hommage non dissimulé à la société du loisir et du nomadisme des transhumances vacancières, dont l'artiste célèbre ici une des icônes (à quand le camping-car monté sur un mat d'éolienne géante ?). La nuit venue, un camion à béton verra sa cuve rotative transformée en l'équivalent d'une boule disco, et des voitures garées le long d'une chaussée, une fois illuminé leur habitacle, se métamorphoseront en une puissante guirlande horizontale... Qui parle de se débarrasser de ce qui fait notre quotidien, ces objets d'accompagnement de nos vies, ces « choses », disait Georges Perec, qui ont fini par trouver une telle grâce à nos yeux qu'elles colonisent jusqu'à nos désirs de possession ? Plus avantageu-sement, l'artiste endosse à leur égard sa meilleure fonction, celle de transformateur.
Benedetto Bufalino, en termes génétiques, peut être considéré comme un représentant du détournement, dans le sillage duchampien et des situationnistes. Son territoire d'élection, l'espace public, en fait un artiste non de musée mais de rue, sur un modèle forain où le saltimbanque, las de traîner sa carcasse, aurait décidé de semer pour ses semblables, au creux du paysage, les signes d'une excentricité dynamique. Dynamique en quoi ? Les objets « plus » de Benedetto Bufalino ne font pas que modifier le territoire de notre quotidien, ils le réenchantent, le reconfigurent sur le mode d'une bonne blague qui est toujours l'occasion de laisser à penser. « Tu m'as donné ta boue et j'en ai fait de l'or », dit le poète baudelairien. On peut aussi bien se contenter du réel et, sans obsession du sublime, viser le recyclage, en s'évitant la boue et l'or. Le monde ? Un chantier perpétuel à réagencer sans fin, ici aux libres mains d'un artiste-ouvrier aussi décontracté que facétieux, aussi inventif que contextuel, joueur mais respectueux de l'étant-donné.
L'art modeste de Benedetto Bufalino. "FAIRE SIMPLE"
Par Frédéric Bellay, 2013
Le travail de Benedetto Bufalino est aujourd'hui résolument tourné vers l'espace public. Ses œuvres sont faites dans la rue, les parcs, les jardins et autres places des villes, mais aussi réalisées pour et avec ses habitants.
Il flotte dans son travail une apparence d'insouciance. Mais, celui-ci est complexe, traversé d'éléments qui se croisent, s'enrichissent et en tissent la trame. "L'espace public" est son terrain d'aventures artistiques. C'est là en quelque sorte que tout se joue, que le travail prend vie et sens. Il prend forme dans des idées notées et dessinées dans des carnets. Il utilise aussi la photographie comme outil d'exploration. Puis plus "classiquement" c'est à l'atelier que le travail se met en place.
Le quotidien est la source de ses idées, ce quotidien qui est aussi le nôtre ; notre ordinaire en somme. Il semble que ce soit un choix, la marque d'une empathie, peut-être. Et qu'utilise t-il : un barbecue, des voitures, l'effigie de Ronald Mc Donald, un skate, un pistolet à eau, l'image d'un tube de colle, des bouts de carton, de ficelles... une sorte d'inventaire à la Prévert de nos objets ordinaires sortis d'un monde sans qualité. L'emploi de ces "matériaux pauvres" oscille entre poésie, étrangeté, contemplation, et aussi dérision, jeu et amusement. Ces jeux sont aussi bien visuels que sémantiques. Le détournement du sens comme celui des matériaux est de règle. L'humour, une légère auto dérision sont constamment en filigrane. La légèreté est d'ailleurs partout à l'œuvre dans son travail, même dans les réalisations les plus complexes. Cette légèreté qui contribue à teinter ce travail d'étrangeté, à lui donner l'apparence d'une "utopie de proximité".
C'est dans notre quotidien que ses idées naissent, c'est dans notre quotidien qu'elles se concrétisent et c'est souvent avec des gens "ordinaires" qu'elles s'y réalisent. C'est ainsi que des voitures en carton à l'échelle 1 "conduites" par des enfants vont sillonner la ville, que des maisons toujours en carton et toujours à cette échelle vont pousser dans des jardins pour disparaître presque aussi vite. Y apparaissent et disparaissent également des guirlandes clignotantes de voitures, dans les nuits du 8 décembre de Lyon, mais aussi une cabine téléphonique transformée en aquarium et posée au coin de la rue, une voiture encore, qui capot ouvert devient un barbecue, ou capot fermé une table de ping-pong, des casquettes géantes au dessus de bancs pour se protéger du soleil sur la promenade face à la mer... Toujours, les installations sont provisoires, rapidement faites et défaites, l'espace est investi et puis plus rien, juste quelque chose comme la trace d'un rêve. La fragilité des matériaux trouve son écho dans cette fugacité, cette impermanence voulue.
Mais le travail de Benedetto Bufalino ne serait rien sans les autres. J'ai envie de dire que Benedetto Bufalino aime les gens. Il semble savoir que rien n'est possible seul, que c'est grâce à des complicités nouées que son travail prend vie et peut exister. La participation des "autres" est une condition sine qua non de sa "pratique". Et ces "autres" ne sont pas un public au sens muséal. Ce sont les gens de passage et ceux qui, avec lui, ont joué le jeu. C'est une histoire de chance en somme. Vous y étiez à ce fameux 8 décembre de la "cabine téléphonique aquarium", vous l'avez vu passer ce jeune sur son tapis volant qui descendait comme un skater les pentes de la croix Rousse, vous l'avez vue cette chambre installée place des Terreaux où l'artiste vivait ?... L'éphémère est la règle de ce travail. Parfois une petite mise en scène capte les gens, les invite à participer. Souvent les projets font appel à des volontaires, ou s'inscrivent dans le cadre de commandes qui mélangent des enfants et des adultes, des vieux et des jeunes, des valides et des handicapés. En somme une autre règle pour lui, c'est le partage, la participation des gens (le lien social ?) et non la production d'objets culturels consommables.
Il y a chez Benedetto Bufalino une attitude qui contribue à donner forme à son œuvre. Je crois que c'est la modestie. Celle-ci qui me semble si présente au cœur de son travail pourrait faire écueil. La modestie ne correspond pas, ou guère à l'image flamboyante de "l'ARTISTE", mythe construit par la littérature, amplifié par un certain journalisme à paillettes et utilisé par les commerçants de l'art ; une sorte de valeur ajoutée pour reprendre des termes économiques. Ici, pas d'ambiguïté, cette manière d'être est aussi une manière de faire et une façon de "dire". C'est une sorte d'éthique, une absence d'arrogance, une forme de proximité, d'empathie. "Humilité, réserve, retenue, simplicité" dit le "Petit Robert". Il faut y ajouter engagement, volonté, détermination et capacité à susciter l'enthousiasme de ceux qu'il entraîne dans ses aventures.