STATEMENT
Jonas Delaborde, 2022
Nous sommes en 2022, j'ai bientôt 41 ans.
Je continue à publier des fascicules. On dit parfois des zines, des fanzines, des graphzines - ce dernier terme à tort, je crois. Harsh Patel, que j'invite parfois à collaborer et qui en a publié plusieurs dont je suis l'auteur, dit simplement des livres (books), même s'ils sont parfois imprimés dans son salon et tirés à quelques exemplaires. PES, qui en a publié d'autres de moi parmi des dizaines, des centaines (?) de lui-même et de ses amis, utilise le même terme : des petits livres.
Je continue donc à publier des livres.
Pêle-mêle, ces dernières années, et entre autres choses :
- j'ai fait un bootleg d'Hanne Darboven, des reproductions initialement publiées dans un catalogue que j'ai scannées et réimprimées sur papier bleu. J'ai gardé le format horizontal du cadrage de la double page, et je l'ai inséré à chaque fois sur une feuille A4 orientée paysage.
- j'ai réalisé une édition pirate de Bastille, artiste pornographique homosexuel violent et merveilleux, dans lequel j'ai subrepticement inséré deux interviews que j'ai traduites pour l'occasion. Il existe deux éditions de ce pirate, chacune imprimée par des amis différents : Stéphane Prigent et Anna Lejemmetel.
- deux autres bootlegs (ou pirates) : ici, un choix de quelques dessins issus de l'ouvrage en deux volumes : The Meinertzhagen card index on netsuke in the archives of the British Museum. Des dessins isolés et recadrés. Le livre m'avait été vendu par Jacques Noël, à la librairie Un Regard Moderne. Là, la reproduction intégrale d'un ouvrage consacré aux logos et symboles peints sur les fuselages de la Luftwaffe.
- j'ai envoyé à Leomi Sadler des dessins de ma main, des photocopies d'un livret polonais consacré à l'art folklorique et des pages découpées dans le magazine Archéologia. Elle les a modifiés et publiés dans un fascicule, JAGUAR X220., imprimé sur une machine à laquelle elle a pu avoir accès à son bureau.
- dans l'autre sens : depuis plusieurs années, c'est Jocko Weyland qui m'a envoyé, en plusieurs fois et en accompagnement de ses courriers, des images découpées, des cartes postales et des dessins. Je les ai combinés avec mes propres trouvailles dans un petit livre titré Helgo (du nom d'un monstre qui n'existe que sur des autocollants).
- j'ai fourni quelques dizaines de dessins récents à Stéphane Prigent, justement, complice depuis plus de 15 ans, pour qu'il les publie lui-même au sein de sa maison d'édition informelle FLTMSTPC (Fais Le Toi Même Si T'es Pas Content). Ils font partie de cette série que j'ai démarrée en 2005, Ffor (à l'origine, cela signifiait “F pour”, comme dans “F pour Fantôme", par exemple ; puis j'ai pensé quelques années plus tard à “Ffor” = “effort”, et puis je n'y ai plus vraiment pensé).
Surtout, j'ai démarré la conception et la publication de deux nouveaux titres :
- Mentiras (mensonges, en portugais), des interviews anonymes d'artistes, que j'interroge au sujet de ce que signifie “faire de l'art” (comment, quand, avec quel argent, en pensant à qui ?)
- PE (pour Pied d'Éléphant), une revue de poésie manuscrite.
Tous ces livres ne sont pas documentés en ligne, certains oui, d'autres non.
Je mentionne aussi une occurrence plus insolite (?), cette invitation en 2019 au Palais de Tokyo, en tant que Nazi Knife, le duo que je forme avec Hendrik Hegray - invitation qui a donné lieu à la publication d'un nouveau numéro de notre magazine (ou revue, ou zine, etc.), le 12 e , titré EGIPAN en hommage à l'auteur de Leviathan (celui de 1949, pas celui de Hobbes, que je n'ai pas lu).
Notre invitation nous a également permis de réaliser à quatre mains plus de 140 collages plus ou moins rudimentaires sur une imprimante du Palais de Tokyo, collages au format A3 qui sont progressivement venus habiller la salle que nous avions pu choisir. Les murs de celle-ci étaient recouverts d'un papier peint réalisé pour l'occasion (la répétition d'une publicité pour cigarettes qui figure à l'origine au dos d'un roman de Serge Brussolo, Catacombes, publié dans la collection Anticipation du Fleuve Noir). Hendrik a enregistré une bande son, et nous avons plongé 1000 exemplaires de NK 12 EGIPAN dans des auges métalliques pour bétail, remplies d'eau pour certaines. Les livres qui ne pourrissaient pas dans l'eau stagnante étaient mis gratuitement à disposition du public. Presque personne ne s'est servi.
Dans les quelques comptes-rendus de cette exposition, au sujet de notre installation, j'ai lu plusieurs fois le terme “backroom”. Je suppose donc que le terme figurait dans un dossier de presse.
En 2018, j'ai aussi entamé un second cursus en histoire de l'art, plus de 10 ans après avoir laborieusement obtenu mon DNSAP aux Beaux-Arts de Paris en tant que sculpteur. Je poursuis aujourd'hui ma recherche en doctorat, soutenu par un contrat de recherche de l'Université de Nanterre. Mon sujet : les graphzines.
Il y a 8 ou 9 ans, lorsque j'échangeais régulièrement avec Franck Balland, commissaire indépendant et bon camarade, il a été question qu'il écrive un texte sur mon travail. Il s'est découragé, “trop compliqué” selon lui, “trop de références”. Il est possible que j'enjolive ici mes souvenirs de ce refus. Et puis on a quand même fini par réaliser un entretien. Mais même pour moi, même à 40 ans révolus, et même alors que je poursuis ces activités de publication, de dessin, d'édition et parfois d'exposition, il est difficile d'isoler et de comprendre ce que je fais exactement.
Il y est question des livres que je lis et de ceux que je publie. Tout fonctionne en circuit ouvert, par décalque et par recyclage, il n'y a jamais de butée finale. Très simplement, ce flux ― discontinu, il faut l'admettre ―, est alimenté par le plaisir que je prends à faire les choses. Je dessine ce qui m'amuse, ce qui me passe par la tête. Je scanne les images que je rencontre et qui me le demandent, parce qu'elles sont excitantes ou qu'elles portent en elles un impératif. C'est un mode opératoire léger, opportuniste et joyeux. Il n'exclut pas une certaine sophistication ni des objectifs à moyen ou à long terme. Par contre, oui, je musarde. Aussi : chaque geste, chaque titre, chaque livre possède un sous-titre, une légende, une traduction, comme un sillon qui traverse plusieurs plans.
Je ne crois pas être dans la saturation des signes, comme Franck semblait le penser : ni esthétique de l'illisibilité ou du cryptage, ni romantisme ésotérique des jeux de miroirs. Mais je suis forcé d'admettre que les plis et replis d'une production particulièrement protéiforme rendent ardue toute lecture globale. Surtout pour moi, puisque j'ai le nez dessus. Aux côtés de dispositifs critiques ou du réemploi de formes issues d'horizons divers, figurent des dessins figuratifs qu'on pourrait qualifier de fantastiques (au sens de Philippe Druillet, mettons, et sans prétendre à leur qualité), érotiques ou humoristiques. Mais je ne suis pas certain qu'il faille remédier à cet hétéroclisme, comme s'il s'agissait d'une irrésolution. Mon travail universitaire m'oblige à envisager un positionnement historique. Mes propres livres, ma propre pratique du livre, sont forcément lus au regard de ceux et de celles des artistes du graphzine. Cela ne simplifie pas grand chose. Il s'agit en effet d'un groupe hétérogène de graphistes ou d'illustrateurs, parfois impliqués avec enthousiasme dans la publicité, et de franc-tireurs romantiques, érudits, et parfois fragiles jusqu'à la désocialisation.
Ce que j'y ai reconnu néanmoins, c'est une circulation des livres et des objets entre pairs. Le réseau d'acteurs attentifs qui compose la “scène”, la leur ou la mienne, permet une réception individualisée. C'est vrai, en ce qui me concerne, ces derniers ne font pas vraiment partie du champ professionnel de l'art, ou alors à sa marge, mais ce sont indubitablement des pairs : ils font des livres et des images qu'ils font circuler entre nous. Je ne crois pas qu'il s'agisse d'élitisme ou d'entre-soi ― plutôt même d'un mélange d'humilité et de pragmatisme. Ces livres sont envoyés et sont montrés à ceux que ça intéresse et à ceux qui seront en mesure d'y trouver du plaisir. Cela ne représente pas beaucoup de personnes.
C'est aussi pourquoi j'ai nommé plus haut certains de ceux qui publient mes livres, y contribuent, les commentent. Ils en sont les co-auteurs, qu'ils aient mis la main à la pâte ou même tout simplement parce que j'ai imaginé ce qu'ils allaient en penser.
JONAS DELABORDE : VICE DE FORME
Julien Bécourt, 2009
Qu'il s'agisse de dessin, de collage, de sculpture ou d'installation, le travail de Jonas Delaborde est perpétuellement tiraillé entre l'acte de bâtir et l'impulsion destructrice, le plan architectural et les métastases graphiques, l'austérité disciplinaire et le ricanement libérateur.
Dans ses carnets faussement naïfs, Jonas confronte les formes épurées du minimalisme - un agencement rigoureux de parallélépipèdes et de triangles aux arêtes acérées, de stries horizontales et de surfaces aux perspectives faussées - à une prolifération d'excroissances organiques, déliquescentes et chaotiques. Tel un Haroun Tazieff du graphzine ressuscité dans les zones telluriques du cortex, Jonas Delaborde excave ses motifs des sédiments de la croûte terrestre, de la roche millénaire et des strates de calcaires, des torrents de lave figée, des antiformes et des stalagmites suintants. Une étendue de rhizomes architectoniques, volumes boueux et volutes solides qui s'enchevêtrent dans un no man's land post-apocalyptique. Icebergs, grottes, volcans – l'humain n'est plus ou n'a jamais été. Un paysage mental d'où toute figure anthropomorphique est bannie, laissant apparaître au détour d'une brèche les contours de créatures mutantes dont ne subsistent que des carcasses osseuses ou des fragments d'organes. Pointillisme au vilebrequin et géométrie à la machette, dégoulinades et aspérités, Jonas est un équarrisseur doublé d'un architecte, un géologue égaré dans une faille spatio-temporelle où l'homme n'a jamais mis les pieds. A moins que ne subsiste comme trace de sa présence qu'un compost - ruines nécrosées et ossements calcifiés - duquel émergeraient de nouveaux édifices, à l'instar du monolithe de «2001, l'Odyssée de l'Espace» ? Jonas ne serait-il pas en train de nous refaire le coup de la Genèse ? Un monde à venir sur les décombres de la société de consommation? La construction d'un écroulement programmé ?
Ses dessins hallucinés témoignent en tout cas d'une vie intérieure intense et une volonté d'en découdre avec le Sacré avec des manières hérétiques, brutales et provocatrices (matériaux non nobles, remplissage au feutre et tracés à la règle, ode à la série Z poisseuse et au politiquement incorrect, sarcasme et humour noir...). Un carbone inversé de certaines tendances actuelles (post-pop, post-production et autre postitude), qui consiste à se forger une identité en allant piller l'underground, à se revendiquer d'une contre-culture qu'on aborde du bout des doigts pour la faire basculer dans le champ de l'art contemporain sous les hourras de l'institution. Jonas a choisi d'effectuer la démarche inverse, nettement plus risquée et salissante, qui consiste à déplacer le champ de l'art vers les souterrains les plus obscurs, vers les formes les plus triviales de la punkitude acnéique, vers le façonnement volontairement maladroit des fanzines et l'hermétisme des microcosmes avant-gardistes les plus radicaux. Autant de fragments refoulés de l'inconscient collectif et de symptômes d'entropie que Jonas prend le risque de coucher minutieusement sur papier, aux dépens d'une vie sociale plus consensuelle. Comme si la seule intensité de vie possible face aux zombies que nous sommes devenus se nichaient dans une culture de l'extrémisme et un imaginaire asocial hanté par des visions de mondes engloutis et de mythologies lovecraftiennes, de civilisations archaïques prophétisant que la nôtre est en sursis. Il n'est plus temps de jouer les puristes offusqués: l'héritage de l'architecture radicale, du contre-design et de la sculpture minimale devaient un jour ou l'autre se frotter à la réalité brutale et à la trivialité la plus crasse, à la souffrance endémique et à la pop culture la plus régressive, seule manière de dire le monde tel qu'il est, en état de décomposition avancée. En ce sens, Jonas Delaborde est un peu l'héritier de Mike Kelley et de Steven Parrino, moins dans la forme que dans les intentions.
Jonas n'est pas à un paradoxe prêt : méthodiste du chaos primitif, prêt à dégainer le coutelas de Rahan, il se révèle aussi bien fan de harsh noise, de power electronics, de black metal et de toute autre expression de nihilisme sonore que disciple de Donald Judd ou de Richard Artschwager, et admirateur du design utopique d'Ettore Sottsass. Et puis, ce prénom qui le prédestinait: Jonas n'est-il pas l'un des douze prophètes qui désobéit à Dieu et trouva refuge dans le ventre d'une baleine ?
Lecteur de Schwob, enfin, Jonas semble avoir fait sienne la devise de Monelle, selon laquelle «toute construction est faite de débris, et rien n'est nouveau en ce monde que les formes. Mais il faut détruire les formes.» La condition sine qua non pour que Jonas, se libère du joug de l'art «appliqué» et nous livre une mythologie violemment poétique. Être un artiste post-tout, de nos jours, ce n'est pas rien.