Christelle Franc : le poème à dessein
Par Jean-Christophe Royoux
Pour l'exposition Je mehr Ich zeichne - Zeichnung als Weltentwurf, Museum für Gegenwartskunst, Siegen, 2010
De longs panneaux de bois sont recouverts de feuilles de papiers translucides qui se superposent couche sous couche, ton sur ton, les unes aux autres. Dessinées et incisées de petites fenêtres, elles ressemblent un peu à des calendriers de l'avent d'où émergent des noms, des verbes, des adjectifs écrits à la main, quand d'autres mots s'effacent dans la chair opacifiée du papier comme on se retire sur la pointe des pieds, pour ne laisser transparaître qu'une série d'échos assourdis dont la lecture reste cependant plus ou moins possible. Strates, stratifications, sélectionnent, trient et laissent finalement remonter à la surface des mots et des lignes visiblement choisis pour dessiner ensemble un premier plan de références.
Dans la généalogie de chaque nouvelle série de panneaux, la composition d'un livre sert toujours de matrice. Sur de grandes pages blanches sont parcimonieusement rassemblés images, fragments textuels (citations), mots énumérés en listes. Pour être plus juste, il faudrait dire qu'au commencement se lit et se délie par associations d'idées, un motif, lui-même résultat de la survivance d'une image. Au commencement, il y a donc eu comme une impression de la mémoire par un détail dont l'effet d'empreinte est comparable à un sceau trempé dans de la cire.
Dans le glissement du livre au panneau, c'est le rôle du dessin d'en isoler le décalque. Décalquer, c'est laisser filer la présence de l'image vers son fantôme, c'est la déshabiller, pour sélectionner en elle un détail qui fait signe. Chaque élément préservé, dessin ou mot, fait signe. Il s'insert dans un réseau d'analogies, un écheveau de liaisons qui annule la différence entre l'image et le texte. Ressaisir comme écriture cette théorie de l'image d'avant la différence des mots et des choses, tel est l'un des premiers effets du travail de Christelle Franc. L'image appelle le mot qui appelle un autre mot qui appelle une autre image : cet enchevêtrement d'échos tisse un réseau de sens toujours plus lâche que la phrase. « C'est un tout » comme y insiste à plusieurs reprises Christelle Franc, une constellation. Cinéma immobile, spatialisé comme le poème du dernier Mallarmé.
Ici les mots et les sceaux désignent mais débordent aussi largement la chose dont ils sont censé parler et que la présence d'un titre souligne - La Création, Les cinq sens, Les quatre saisons, Les batailles. Un poème ? Sans doute si l'espace du poème est l'espace ouvert des correspondances, du télescopage du subjectif et de l'objectif, s'il est tout à la fois la présentation de la matière première du sens en ses éléments disjoints et la circulation sans entrave des éléments conjoints par rencontres, échos, allusions, évocations. Si c'est à la fois le dépôt ou l'entrepôt des « représentants » (de ces matières subtiles et singulières par lesquelles le sens advient aux choses - textes, images, mots) et l'espace contrôlé de leur déchaînement.
L'espace du poème se confond ainsi avec l'espace de la pensée. Ses effets de traçage et de persistance du signe sont tout d'abord la métaphore du carré magique de la mémoire qui efface tout en retenant. Contrairement aux arts de la mémoire cependant, ce qui se retient ici ne construit jamais un sens commun, seulement un sens sensible éminemment contingent. Au regard de ces panneaux ou de ces planches si précisément construites, la seule chose que je sais est que je ne sais rien. Si dispositif d'apprentissage il y a, cela s'entend au sens des « exercices spirituels », comme une ascèse individuelle de l'attention au divers, à ce que l'on sent et ressent, à ce que l'on est et devient.
Une visibilité tactile, une justesse accrue
Par Jean-Christophe Bailly
Catalogue monographique, Éditions Adera, 2009
Décrire est peut-être le plus difficile, mais c'est ce qu'il faut, au moins pour commencer. Qu'est-ce qu'on voit ? D'une part des livres (on pourrait dire aussi bien des cahiers) qui sont faits de collages, de citations, avec des mots et des images. D'autre part des panneaux de papier tendu, parfois assez grands, faits de couches superposées montrant des dessins de contours avec de petites fenêtres découpées, parfois nombreuses, où apparaissent des mots. Et la première chose qui vient à l'esprit, devant ces livres et ces panneaux, c'est une sensation d'inconnu : non seulement à cause de la nouveauté de ce que l'on voit (qui ne ressemble à rien qu'on ait déjà vu), mais aussi et d'abord du fait de la sensation que l'on éprouve d'être devant un travail en cours, un chantier de papier et d'encre qui se développe et dont on n'imagine pas qu'il doive finir. Les pages des livres, les couches des panneaux, les livres comme une archive, les panneaux comme une projection ou comme des pages élargies ou émancipées, tout cela configure un dispositif complexe où écriture, lecture et regard se proposent de façon étale, comme au sein d'un pur commencement. Ce devant quoi nous sommes, c'est devant une collecte (c'est la logique du livre, de l'empilement des pages) et devant une distribution (c'est la logique des panneaux, qui s'inscrivent dans le régime classique de l'exposition frontale au regard). Sauf que collecte et distribution se croisent, les couches superposées et les mots traversants du panneau formant eux aussi une sorte d'archive et les livres ouverts se proposant eux aussi, sous vitrine, à la vue.
Mais par-delà ce croisement, qui est une affaire de méthode, il y en a un autre, qui est une affaire de sens, qui concerne la venue même du sens : en effet, qu'il s'agisse de mots (ces étranges colonnes où ils émergent comme des rescapés) ou d'images (ces contours de figures, pâles ou affermis, qui forment sur les panneaux une chorégraphie de traits parfaitement immobiles), la question qui est posée, il me semble, et elle ne peut être que reposée sans fin, est celle de notre plus ancienne technique d'approche, celle du langage, celle des régimes de signes par lesquels nous avons appris à relever les signaux envoyés par le monde. Il y a une origine et une réalité figurative de l'écriture, que marquent chacun à leur manière les hiéroglyphes et les idéogrammes. Cette origine, dont les signes alphabétiques se sont détachés, les mots pourtant s'en souviennent : les mots envoient des images ou ce que les penseurs du Moyen Âge appelaient des copies - il y a dans toute désignation un effet de calque. Inversement, les contours des formes - et tel serait l'effet, la gravure même du hiéroglyphe mais sans doute aussi, là est le vertige, de la figure - les contours désignent, ou nomment.
C'est cet entrecroisement des régimes du nom et du contour (i. e. de l'écriture et du dessin) que Christelle Franc a décidé d'explorer. L'a-t-elle d'ailleurs décidé, je ne le crois pas, ce n'est pas la bonne expression, c'est ce qui est venu à elle, c'est ce qui s'est imposé à elle comme tâche : au lieu de simplement lire, découper le langage en unités de sens indivises, au lieu de simplement regarder, prélever les contours, calquer. Et dans les deux options (simultanées), le faire à partir de matériaux divers dont le dictionnaire est le paradigme. Le dictionnaire, autrement dit le paradis de la liste et de la définition, le paradis du stockage et de l'envoi et sans doute aussi le paradis d'une forme de pensée voyageuse qui utilise les définitions et leur caractère sec comme les pierres d'un pas japonais servant à traverser la masse fluide du pensable.
Car la définition du dictionnaire et, plus généralement, le document, ne sont pour Christelle Franc que des points de départ, des encoches ou des sites d'enclenchement - c'est en quelque sorte comme si la définition n'était pas vraiment acceptée et qu'entre sa déconstruction (dont chaque mot sauvé ou revenu témoigne) et l'acte du calque et du contour le parallélisme le plus étroit s'observait, ce qui donne un double mouvement, d'inquiétude et de confiance, de détachement et de proximité, exactement comme lorsqu'on touche quelque chose en tâtonnant, et je pense bien sûr au jeu de colin-maillard, qui pourrait donc être un peu comme l'allégorie de ce que Christelle Franc a entrepris de faire dans la forêt des signes. Travail qui est comme un (re)commencement, c'est-à-dire aussi comme une enfance, ou comme en enfance : ne pas revenir de l'arbitraire des signes, et chercher à tracer à partir des amas et des formations une ligne claire, non arbitraire, qui aurait la joie d'une existence. Pas une existence déjà là, pas une résidence, mais quelque chose de beaucoup plus léger, qui serait comme en train de venir ou de revenir, à partir d'une trace attestée, qui peut être aussi bien un monument de culture, comme la tour de Babel ou La Leçon de musique de Vermeer, qu'un frémissement à la surface de l'eau, un ricochet, ou, encore, du lierre enrobant un tronc d'arbre.
À la fin ce qui est exploré de la sorte, c'est le mystère de l'infinité du sens et celui, contigu, de la possibilité d'expansion infinie de chaque encoche pourtant donnée au départ comme finie : la définition ou le contour, qui sont de telles encoches, ou de tels encodages, et qui, comme tels sont de parfaites figures de ce qui se donne comme fini, ne sont en même temps que des affleurements ; et c'est en tant que tels cette fois, qu'affleurant, effleurant, ils élargissent sans fin notre champ d'expérience. En dessinant le langage et en écrivant le contour (scribe des contours, tel était le nom donné au peintre en Égypte ancienne), Christelle Franc travaille patiemment, un peu comme une brodeuse, à redéfinir et à nettoyer de ses scories l'outil de notre approche : avec ce qu'elle fait, et ouvre, on a l'impression de suivre du doigt la couture même du sens. Cette dimension tactile dont se soutiennent le visible et le lisible, elle la suscite à même la peau du papier, en une suite d'interventions à la fois décisives et discrètes d'où surgit, spectralement, une image qui ne semble fragile que parce qu'elle est en équilibre entre l'apparition et l'effacement. Or c'est à cet équilibre que tient qu'il y ait une justesse.
Dialogue
Entretien avec François Pierre-Jean et Philippe Roux
In De(s)générations n°03, Le mythe nécessaire ?, Éditions Jean-Pierre Huguet, 2007
François Pierre-Jean : J'aimerais que tu poses, peut-être comme un programme, ta manière de procéder, de canaliser ton travail.
Christelle Franc : J'élabore une méthode qui me permet de recueillir différents éléments. Des rencontres, des choses que j'ai envie de préciser, de développer. Je note... De là je pose quelques bases, quelques directions qu'il m'intéresse de considérer à un moment donné de mon activité. Je construis alors un livre afin d'y poser, petit à petit, ce qui motive cette réflexion.
F. P.-J. : Comment viennent ces rencontres et comment tu envisages l'agencement entre ces divers éléments ?
C. F. : J'essaie d'être attentive à ce qui se passe et à ce que je pense, à ce que je sens... ça se place... avec des mots, des lectures, des photos, des choses que j'ai croisées par hasard, que j'ai vues et qui reviennent, auxquelles je pense depuis un certain temps. Faire des photos, photocopier des passages que je pressens en adéquation avec l'aventure que j'entreprends, et voir un peu ce qui se passe avec. Comme j'ai une idée de base qui me guide, une piste, les choses vont prendre sens autour de ça, avec ça. Je compose alors : elles n'existeront que si je me les approprie, créant des liens entre elles.
Philippe Roux : Pour définir les modalités que tu mets en place dans ton travail, pourrait-on dire que tu produis une structure qui te permet d'élaborer de l'aléatoire ?
C. F. : C'est un système ; il faut d'abord préciser que ces livres sont des objets particuliers, uniques. Ils ne sont pas édités, pas multipliés. Des livres avec des pages qu'on tourne au fur et à mesure. Cela introduit une temporalité, un déroulement. Et en même temps, à l'intérieur d'un livre, je vais retrouver des échos, puisqu'il est constitué comme un tout. A partir de là, le prenant comme un tout, et le pensant comme quelque chose qui va se développer autrement - se multiplier cette fois - sous forme de panneaux qu'on va voir frontalement, auxquels va se confronter le corps entier, la part d'aléatoire se réduit peut-être à la libre appréhension de chacun.
F. P.-J. : Mais que reste-t-il du livre quand tu produis le panneau ?
C. F. : Je l'ai vécu, ce livre. Des choses ont été posées. Ce qui m'intéresse, c'est de développer, de parler de ce qui se passe dans les livres, dans les panneaux, ce qui leur appartient en propre ou ce
qui fait leur interdépendance. Ce que ça raconte, c'est ce que ça fait quand je le fais. Quand je passe aux panneaux, je mets en présence les éléments d'un parcours. Ils sont bourrés de sens. Je vais flotter là-dessus, naviguer sur la mer que j'ai construite, avec des pistes et ce que j'essaie de faire sortir, de dire... puisque j'utilise des figures... éloquentes... Je suis alors dans une activité, dans un mouvement. J'y vais avec certaines certitudes, certaines convictions, certaines idées sur le monde. Et puis après, ma conscience ne maîtrise pas, du moins, ce n'est plus moi, justement, qui décide. Il arrive quelque chose. On peut dire que des choses adviennent.
F. P.-J. : Le processus malgré tout est très maîtrisé, tu as employé le verbe « composer », c'est un terme fort. Reste que la perte dont tu parles résonne dans le fait que le panneau nous propose un fourmillement devant lequel nous ne saurons trouver peut-être que notre propre logique... Ce qui implique déjà un ensemble, une multiplicité de parcours possibles.
P. R. : Tout de même, tu n'évoques pas des petits thèmes, comme on pourrait parler de petite histoire : la tour de Babel...
C. F. : La tour de Babel vient ponctuellement dans un des livres. Mais ce qu'elle peut évoquer, dans cette forme de langage que j'élabore peu à peu, et puisque précisément c'est un des enjeux de mon travail, chaque livre, chaque panneau pourrait en être témoin. C'est un tout. Donc à un moment donné, ce signe fort de la tour de Babel est venu comme une évidence se greffer à un parcours, dans un livre. Ces figures qui font signe, qui font sens pour les autres, comme le mythe de la création, les quatre saisons, les cinq sens, nous engagent très vite sur une piste, sur une voie. Ce sont des clés. Mais elles sont peut-être faussées, ces clés. C'est une façon de partir de quelque chose et de voir ce qu'il y a autour.
P. R. : Du coup, tu t'autorises à explorer une culture, un savoir, qui n'est pas forcément ethnocentriste...
F. P.-J. : Moi, je ne suis pas du tout certain que tu envisages ces clés comme savoir. A parler de culture, ton travail me renvoie à l'idée de socle, certes, mais mouvant, vivant ; à parler de mythe, ce qui me semble vouloir dire à peu près la même chose, à une sorte de va et vient entre impulsion et adhésion, pour reprendre les mots de Nancy.
C. F. : Ces données de la mémoire universelle, je les interroge : pourquoi ça me vient ? J'en ai entendu parler, c'est culturel, mais qu'est-ce qui fait que ça me parle ? Est-ce que vraiment ça doit me parler encore ? Comment et en quoi, à travers mon activité, ça vient parler de ce que je suis en train de faire ?
F. P.-J. : Ça s'articule, non ?
C. F. : Oui. Et donc ça prend sens. Je donne du sens, puisque j'interprète, puisque je transforme. Mon point de vue est celui de quelqu'un qui voyage, qui écoute, qui rencontre. Ce que je peux dire des choses, c'est cela penser, les faire agir. Les rendre vivantes en somme. Il s'agit de considérer ce qui vient à soi et de se situer dans le langage. On utilise un langage spécifique : on se comprend mais comment ? Quelle est ta voix à toi dans tout ça ? Quelles sont les voix que tu entends, qui t'invitent à continuer ou qui te clouent sur place ? C'est ce que je trouve avec les citations que je peux faire dans les livres.
P. R. : Le livre est une clé de ton travail. J'y vois pour ma part un référent post-joycien, une continuité avec les livres lettristes et situationnistes - dans les expérimentations autour du langage et de l'objet livre, dans l'éclatement du livre lui-même et de sa relation à l'image. Un livre, entrain de se faire, polysémique, réceptacle de sensibles, ayant à voir avec la petite et la grande histoire, finit par être quelque chose qui tient au moment même où, donnant à voir le panneau qui circonscrit tous les éléments et achève le processus, tu le proposes ouvert, c'est-à-dire aussi in-finissable...
C. F. : Oui, enfin, c'est ce que j'espère... et ce que j'interroge. Il y a une critique, qui suppose une conscience de ce que je fais, de ce que je pose, et en même temps la part de ce qui en nous reste infini. Poser Babel, c'est prendre un risque. Quand on n'a pas du tout le langage d'un philosophe. Ou d'un linguiste. Et justement, j'essaie d'avoir le mien, de penser et de voir ce qu'on peut faire. Tu as dit deux mots des situationnistes, je m'y suis un peu intéressée. Au début du livre des sens, j'ai posé quelques mots de Debord, et, là aussi, avec des coupures, parce que je choisis ce qui m'intéresse. Il dit : « je dirai ce que j'ai aimé et tout le reste à cette lumière, se fera suffisamment comprendre ». Bon. Si après, on dit : « oui, oui, il comprendra »... Je donne à voir. Mais tout ne peut pas être dit. Ça ne peut être qu'une façon de dire et de faire.
P. R. : Ton discours consisterait à dire qu'il y a la rigueur formelle d'un processus qui s'oppose et qui complète cette induction à la suggestion, et qui ouvre finalement sur l'évocation de l'impossibilité que nous avons à faire que le sens soit unique, univoque.
F. P.-J. : Jeux, glissements des signes. J'aimerais que tu nous parles plus précisément de ton travail face au panneau. On voit une accumulation de couches, de filtres, qui laissent percevoir les éléments qui le composent à différentes distances, selon différentes temporalités, et des découpes sur les mots, comme des jaillissements...
C. F. : Ces mots sont issus de listes établies dans le livre à partir de définitions du dictionnaire. Je casse d'abord les définitions, en distinguant noms, verbes, adjectifs. Puis je les pose sur la première couche du panneau. À chaque couche, je sors les mots qui m'intéressent au moment où je passe sur ces listes. Là, je suis dans l'action, je ne suis plus dans la réflexion, j'y suis, j'y vais. Et ce j'y suis j'y vais, il est aussi dans le fait, par exemple, d'aller d'un coup faire une série de photos, ou de poser un accord entre tel texte et telle image ou telle photographie. Donc, dans la surface de papier des panneaux, je procède en continu, ne regardant pas de loin en disant « je le mets... je le mets pas ». J'y vais, et par transparence dans ce mouvement je vois les mots couverts quand même... et je sais ceux que je ne veux plus... c'est cela aussi le jeu... Percer dans le papier crée des trous noirs ou au contraire, sous de la lumière forte, des trous très blancs. L'éclairage joue considérablement sur les panneaux.
F. P.-J. : Quand tu dis que tu es dans l'action, que tu ne réfléchis plus, c'est...
C. F. : ... une dimension du corps. Et j'espère que ces mots finalement visibles invitent à penser : tous ces mots en particulier sur cette surface-là, isolés mais dans un ensemble, on ne les considère pas comme s'ils étaient des pièces détachées. Ils sont en lien, ils se font écho.
P. R. : Ces entrelacs redistribuent de la figure, du signe, du mot, de l'image, mais leur partition enchevêtrée met également en valeur une inscription évoquant une page de braille. Ceci m'amène à réfléchir sur la tactilité de ton travail, je pense à ce que Blanchot appelle « la tâche aveugle », à cette part de non vu, de trouée, qui nous convie à aller à tâtons dans les blancs et les noirs. Métaphoriquement, il y a là comme une invitation au voyage, qui ajoute à celle des mots, au voyage dans la nappe, dans le filtre ou la couche de l'espace et du temps.
C. F. : Dans la série de la Création, je joue avec Adam et Eve et le noli me tangere. Avec les Cinq sens, j'emprunte un passage de L'œil écoute, dans lequel Claudel parle de tapisserie flamande... tous ces points... Même si je ne fais pas de la tapisserie, du dessin ou de la peinture. Reste aussi des découpes, des battements dans l'espace... Un mouvement...
P. R. : L'entrelacs me paraît une belle définition de ton travail parce que, déjà, il est celui d'un langage in-désignable, analogique et dés-analogique, à la fois mot et image, figure et signe. Qu'est-ce que tu dois à Joyce, à Borges ?
C. F. : Joyce... je crois, seigneur, aide mon incroyance... le livre de Kells... voilà le dédale... Lorsque je vois une rive de pierre, une rive de feuillage et une toile d'araignée dessus, c'est à lui que je pense aussi. Comme une main amie. Borges, j'ai du mal avec le côté fantastique, cette atmosphère. Alors que l'univers de Joyce me touche. Il y a cette approche : ce qui te touche et ce qui ne te touche pas. Après, tu cherches plus ou moins, tu reviens parfois sur des auteurs pour vérifier - ce qui m'arrive avec Perec. Chaque lecture d'un même livre te trouve dans un état particulier, reste à voir en quoi elle t'est présente, et en quoi, plus généralement, elle reste vivante.
F. P.-J. : Chez tous ces auteurs, il y a une point commun : aucun d'eux ne cherche à circonscrire le sens, la langue, la vie... Dans ton boulot, on trouve une sorte de jeu analogue, une
volonté de sortir du signe comme quelque chose de défini, de clos...
C. F. : Je ne peux pas ignorer les signes. Je me dis, ça existe, il faut passer à travers.
F. P.-J. : Tu peux développer « passer à travers » ?
C. F. : Peut-être est-ce à cause des trous dans le papier. On pourrait imaginer que j'en rajoute des couches, que je finisse par un truc tout blanc.
F. P.-J. : Ce n'est pas vers cela que ça tend...
C. F. : Ca aurait pu tourner à ça à un moment donné, et c'est là que la question du sens revient. De ce que tu veux donner à voir. Comme si j'étais passée du zen au baroque.
F. P.-J. : Baroque est un terme un peu fourre-tout, non ? Quand tu dis « baroque », j'entends que les signes mis en rapport les uns avec les autres suent, produisent des aspérités, une sorte de surplus qui ne vient pas tant de leur intériorité propre que du fait d'être placés ensemble, une manière de vibration, une histoire de déphasage... Tu parles de jeu.
C. F. : ... Le « un plus un ce n'est pas deux mais trois » : le montage. On multiplie la richesse du sens. Elle m'est venue cette idée d'une tournure, quand je me suis mise à développer les figures sur les panneaux, des choses qu'on pouvait identifier. Mais le caractère fini des éléments permettait d'insister sur la polyphonie. Passer au travers, c'est alors peut-être ce qui dépasse l'énoncé, ce mouvement, cette activité dont je parlais tout à l'heure.
P. R. : Un livre est toujours un imaginaire qui sommeille. Pas seulement ceux qu'on n'a pas lus, les autres aussi; dès lors qu'on les ferme, un nouvel imaginaire sommeille. Bibliothèque infinie. J'ai le sentiment que, dans ton travail, le livre est dans tous ses états ; du petit écrit, journal intime et confessionnel, aux grandes œuvres littéraires, religieuses et philosophiques, en passant par le désir de livre... Jusque dans cette envie de rejouer l'universel à travers les grands auteurs - Shakespeare, Cervantès - mais aussi les mythes - Gilgamesh, Adam et Eve... D'ailleurs s'il est un mythe qui parcourt ton œuvre, c'est celui d'un langage commun ou babélien, et c'est pourquoi je pense au livre unique de Borges, ce livre impossible... Il y a des livres dans ton imaginaire plastique qui agencent dans leur multiplicité un livre unique, absolu, un livre qui serait la clé de tous les autres, une totalité...
C. F. : Un livre pour tous les livres, mais ça finirait tout...
F. P.-J. : Il y a un côté mort, là-dedans.
P. R. : Je ne suis pas forcément d'accord. En tout cas, c'est une question.
C. F. : - Et puis justement le monde est infini. C'est peut-être aussi se jouer des livres... « on ne trouve pas tout dans les livres ». Je me souviens d'avoir fini l'hiver des Quatre Saisons avec Conrad : un marin qui envisage d'abord de contourner un typhon mais il doit passer dedans, s'y cogner... Et je pense que l'histoire des panneaux, de les donner à voir, c'est cela aussi...
P. R. : Le panneau est dans un processus de monstration, à la différence du livre qui se voit sous verre. On ne peut pas y toucher. Le panneau ouvre, nous permet de pénétrer. Le livre, lui, est ambigu : il y a ce que nous ne pouvons pas voir. En choisissant une page, tu nous fais comprendre qu'il y a d'autres pages, tel un ouvrage parcouru dans une bibliothèque et que l'on sait accompagné de tant d'autres qu'on ne lit pas - comme des imaginaires qui nous attendent...
F. P.-J. : Que le livre et le panneau soient indissociables, dans le processus, je comprends, mais dans l'exposition aussi, tu penses qu'ils le sont ?
C. F. : Jusqu'à présent, oui : c'est fait comme ça. Mais que l'absence du livre n'enlève rien de la présence du panneau, voilà le rêve.
F. P.-J. : Tu crains que d'ôter le livre puisse faire croire que tout est donné, que le panneau est pleinement accessible ?
C. F. : Disons que la présentation des deux me permet d'insister sur la critique. Je dis que ce n'est pas du roman mais quelque chose se construit, se compose. Quand je parle d'un chemin, d'un parcours, ça m'intéresse de pointer un état qu'on peut avoir au début et qu'on peut avoir pour finir. Quand je dis que ce ne sont pas des données mises bout à bout, qu'il y a un fil. Ce que j'évoque en commençant un livre va se transformer. Je me retrouve sur une page blanche et j'y vais. Et c'est cela aussi qui s'annonce, les questions : qu'est-ce que tu vas faire ? Qu'est-ce que tu fais ? Qu'est-ce qu'on dit ? Alors je vais développer plus ou moins une idée, et de fil en aiguille... Comment tu joues là-dessus, qu'est-ce que tu trouves, qu'est-ce que tu donnes ?