- État des lieux, entretien avec Thomas Bonnote, 2016
- Les Hétérotopies picturales de Marie-Anita Gaube, Jean-Emmanuel Denave, 2015
- Nouvelles Aires, Pierre-Jacques Pernuit, 2015
- Texte de Viviana Birolli, 2014
Entretien de Delphine Masson et Isabelle Reiher avec Marie-Anita Gaube
Catalogue de l'exposition Odyssées, CCC OD, Tours, 2020
Comment as-tu commencé la peinture ? Etait-ce lors de ta formation à l'Ecole des Beaux-Arts de Lyon ?
J'ai passé mon concours d'entrée aux Beaux-Arts en ne présentant que de la peinture. Mais cette école - certainement comme beaucoup d'autres à l'époque - n'encourageait pas tellement l'enseignement de cette pratique. Et quand elle l'abordait, c'était dans une approche très conceptuelle qui était à l'opposé de ce que je faisais. C'est pourquoi je me suis surtout consacrée à l'installation et à la sculpture pendant mes études. Ma pratique a véritablement changé lorsque j'ai passé un an au Mexique pendant mon cursus. L'envie de peindre est revenue là-bas. Tout d'abord en découvrant les fresques de Diego Rivera au Palacio Nacional à Mexico. Même si ce n'est pas un artiste de référence pour moi, ses œuvres m'ont fortement impressionnée par leur aspect politique et révolutionnaire, mais aussi par leur monumentalité, leur façon de s'intégrer à l'architecture et de nous faire entrer dans la peinture. Le Mexique m'a aussi marquée par ses couleurs et ses lumières qui sont restées imprimées dans ma mémoire visuelle.
Ce voyage a donc été un moment déterminant dans ta décision de devenir peintre.
Oui, car je me suis vraiment mise à peindre dès mon retour. C'était ma dernière année à l'Ecole des Beaux-Arts de Lyon et j'ai dû batailler pour imposer ce choix, car je n'avais pratiquement fait que de la sculpture depuis quatre ans. Rétrospectivement, je suis plutôt heureuse de ne pas avoir été encouragée à faire de la peinture car cela m'a permis de me former toute seule, de trouver des références très personnelles sans être influencée. J'ai ainsi eu l'opportunité d'inventer mon travail et de développer un univers qui m'est propre.
Est-ce également ton séjour au Mexique qui a influencé l'exotisme qui règne dans tes tableaux ?
Je suis bien obligée de reconnaître cette influence dans mes paysages et mes motifs ! Mais au-delà de ces réminiscences, je crois que je ne pourrais pas m'empêcher d'introduire de l'exotisme dans ma peinture. C'est presque inconscient. Cela correspond à ce que j'aime avant tout : qu'il y ait de la vie, que ce soit florissant. Cette nature exotique a aussi un rapport avec mes influences plus lointaines : la peinture flamande, les livres d'heures et bien évidemment la peinture de Jérôme Bosch avec son Jardin d'Eden très exotique, ces fleurs, ces arbres imaginaires, ces couleurs presque psychédéliques. Il y a quelque chose de cet ordre-là dans ma peinture : du surnaturel.
Est-ce que cela demande une énergie particulière de travailler dans le champ de l'imaginaire ?
Je crée un monde de toutes pièces. Mes peintures procèdent donc d'images mentales que j'invente totalement. Il m'arrive parfois de travailler à partir d'images existantes, mais ce ne sont que des supports, des points de départ. Il est très difficile de passer de l'image mentale à l'image picturale. Cela demande beaucoup de concentration et de disponibilité pour faire travailler la créativité. Quand je peins, je dois chaque fois entrer dans mon monde.
Voilà comment je travaille en ce moment : lorsque j'arrive à l'atelier le matin, j'essaie d'imaginer l'atmosphère qui règne dans mes peintures. Le temps qu'il y fait, la chaleur, l'humidité, le bruit, les odeurs, etc. Les images et les couleurs peuvent provenir de cette atmosphère qui resurgit. Elles peuvent aussi être issues de souvenirs. Je dois me poser des questions en permanence : que se passe-t-il dans cette scène, que raconte-t-elle ? Lorsque je peins un personnage avec une gestuelle particulière, parfois absurde, je dois me relier à lui avec ma propre posture, entrer dans son corps et retrouver son énergie.
Y-a-t-il une dimension narrative dans tes tableaux, des histoires qu'ils chercheraient à nous raconter ?
J'ai besoin de me raconter des histoires pour créer. C'est ma manière d'entrer dans le sujet. J'imagine ce qui se passe sur la toile, mais aussi au-delà de la scène que je peins. Il y a donc une multitude d'histoires dans chacune de mes peintures, mais le spectateur n'en a pas forcément la clé. C'est presque onirique, il y a une part de rêve même si je n'aime pas employer ce terme.
Pourquoi n'aimes-tu pas parler de rêve à propos de ton travail ?
Ce que je peins va bien au-delà du rêve. C'est une réponse au monde qui m'entoure. Mon travail se situe entre l'utopie et la dystopie. Il est plutôt de l'ordre de l'hétérotopie. De façon plus générale, je pense que la peinture elle-même est une hétérotopie : elle construit un espace autre, un espace qui est physique puisqu'on peut le regarder.
Pour moi, le rêve est juste une porte d'entrée. Il m'évite de reproduire la réalité, car le réalisme ne m'intéresse pas. Mais je ne peins pas des rêves, je peins ma vision du monde. Je me sers d'éléments issus du réel, mais je les transforme et je les déplace dans un autre espace. C'est une façon de faire basculer le monde dans lequel je vis vers autre chose, de le re-créer.
Cela passe par la composition d'espaces picturaux très particuliers. Dans « Hidden Space » par exemple, il y a ces sortes d'écrans qui font partir le regard dans plusieurs directions, pendant qu'une cible nous ramène toujours au point de fuite.
Beaucoup de mes peintures procèdent de ce type de construction que j'appelle « escarpiste », c'est-à-dire dans laquelle le regard s'échappe. Soit parce qu'il y a des ouvertures dans l'image, soit parce que je joue avec des perspectives inversées pour inclure le spectateur dans l'univers de la toile, comme si le point de fuite se retrouvait derrière lui. J'utilise souvent plusieurs points de fuite qui partent dans différentes directions et font éclater l'espace. C'est quelque chose qu'on trouve beaucoup chez David Hockney. On retrouve également des perspectives « escarpistes » dans la peinture flamande du début de la Renaissance, avec des espaces qui s'imbriquent de façon kaléidoscopique. Le sujet peut ainsi se développer dans une vision panoptique, au sein de différents espaces. C'est ce que je recherche dans mes peintures. Cela me permet de déplier le sujet, d'offrir une lecture de l'image dans le temps, de faire défiler la narration. C'est une façon d'introduire du mouvement dans mes tableaux.
En cherchant à introduire de la durée dans l'image picturale, tu sembles envisager tes peintures comme de petits films.
Effectivement, je conçois presque mes tableaux comme des scénarios. D'ailleurs, je fais souvent l'analogie avec le montage cinématographique pour parler de mes compositions qui juxtaposent des éléments hétérogènes. J'ai été très marquée par le cinéma d'Eisenstein, notamment par « Que viva Mexico » qui alterne des séquences en noir et blanc et d'autres en couleurs. Eisenstein parlait de sa volonté de créer une hystérie visuelle à travers son montage. Dans ma manière de composer mes peintures, on retrouve cet aspect hystérique, intranquille et même dérangeant. Les images et les couleurs s'entrechoquent. Il n'y a aucun endroit où poser le regard, tout est instable, tout est en mouvement. Les notions de rythme et de musicalité sont essentielles dans ma façon d'aborder mes compositions et l'aspect chromatique de mes peintures. Elles sont très sonores, parfois bruyantes.
La figure humaine est omniprésente dans tes œuvres. Mais curieusement, elle est souvent fantomatique.
Il y a en effet toujours une présence humaine, même quand il n'y a pas de personnage sur la toile. Cette présence peut être exprimée par autre chose, un objet, une chaise, etc. Le corps est alors représenté par son absence. On trouve aussi beaucoup de corps fragmentés dans mes peintures. Des corps coupés, décomposés, décharnés. Ils sont parfois cachés ou transparents, comme dissous dans le paysage. C'est le travail du feuil et des lavis, qui me permet de jouer avec la transparence et le degré de présence d'une forme. C'est vrai qu'il y a une certaine fragilité dans les corps que je représente. Ils semblent souvent suspendus, prêts à s'écrouler, vaporeux ou en état de métamorphose. Cet état de fragilité peut aussi passer par une gestuelle absurde à la limite du burlesque, à la Buster Keaton.
Il y a une grande ambivalence dans ton travail, qui est tout autant du côté de la vie que de la mort. Comment expliques-tu ce besoin d'introduire une part de morbidité dans cette beauté paradisiaque de que tu peins ?
Les mondes que je peins semblent édéniques, mais leurs personnages partent un peu à la dérive. Les sujets que je choisis ont quelque chose d'éphémère, quelque chose qui glisse. C'est loin d'être rose en effet. Par exemple, le personnage étendu dans « Le parloir céleste » peut évoquer le plaisir d'un bain de soleil. Mais cette posture a aussi un aspect angoissant : c'est une sorte de gisant, avec la peau qui semble même un peu brûlée. C'est très solaire, mais c'est un soleil qui irradie, qui brûle, qui détruit. Je ne l'exprime pas forcément, mais les notions de mort et d'impermanence m'intéressent profondément. Beaucoup de mes toiles traitent de ces peurs archaïques et des rituels inventés autour de ces questions. Cela explique mon attrait pour les masques et la théâtralité. Aborder cette peur de la mort et de la perte reste « la » question universelle auquel l'humain est confronté et à laquelle il ne pourra jamais répondre.
De quoi traitent les nouvelles toiles que tu as réalisées spécifiquement pour l'exposition ?
Dans mes précédentes peintures, les corps avaient une place secondaire. Depuis la fin de 2019, ce rapport tend à s'inverser : les personnages occupent une position plus frontale sur la toile, ils sont moins flottants qu'auparavant. En passant au premier plan, chaque geste prend de l'importance et exprime quelque chose de plus précis. C'est ce qui m'a amenée à réaliser trois toiles dans lesquelles j'aborde plus spécifiquement la question du corps à travers sa gestuelle. Chacune représente une posture qui m'évoque un sentiment particulier. Il s'agit de corps dansants, de corps en extase ou en transe. Je me suis beaucoup inspirée de la danse, notamment des mouvements de basculement, de chute et d'ascension que l'on voit chez Pina Bausch ou Martha Graham.
Le corps semble devenir un sujet à part entière de ta peinture. Est-ce que cela implique une autre façon de le représenter ?
L'hétérogénéité, la profusion d'éléments et de détails qui se juxtaposent dans un environnement reste un aspect constitutif de mon univers. Il y a toujours une multitude de peintures dans chacune de mes peintures. Mais ces nouvelles œuvres comportent moins de narrations, le corps n'est plus perdu au milieu d'autre chose : il est effectivement le véritable sujet du tableau. Cela m'a amenée à le peindre différemment. La chair par exemple n'est pas traitée comme telle. Les corps sont moins dessinés, moins contenus dans leur enveloppe. Ils sont vaporeux, fragmentés, déformés et très colorés. Il y a une recherche particulière sur la couleur, dans l'expression d'un caractère, d'un sentiment ou d'une sensation. Plus que des corps, ce sont surtout des énergies que j'ai voulu représenter à travers eux.
Cela me fait penser à la façon dont Francis Bacon abordait le corps. Non pas en s'intéressant à son aspect extérieur mais en explorant son intériorité, la sensation de ce corps dans l'espace, son âme en quelque sorte. C'est quelque chose que j'avais aussi en tête en peignant ces nouveaux tableaux qui constituent, me semble-t-il, un tournant dans mon travail.
Au CCC OD, tu exposes dans un espace qui a la particularité d'être noir. Comment envisages-tu ce contexte d'exposition et cette expérience pour ta peinture ? Comment ta couleur réagit-elle ?
Au départ, je dois avouer que cette salle me faisait très peur. Mais je suis surprise par le résultat. Le noir met vraiment en valeur les couleurs. Mes peintures sont assez bruyantes. Or, le mur noir a tendance à calmer la toile, à lui apporter quelque chose de plus intimiste. Il vient apaiser ces peintures qui crient. C'est comme si elles se retrouvaient dans un caisson, comme si chacune pouvait s'exprimer sans interférer sur l'autre. Je construis toujours mes expositions de la même façon que j'imagine mes peintures : en me racontant des histoires. C'est une suite logique d'événements que je mets en espace. C'est très intéressant pour moi de découvrir quelles nouvelles relations se tissent entre mes peintures dans cette galerie noire.
ÉTAT DES LIEUX
Entretien de Thomas Bonnotte avec Marie-Anita Gaube
Réalisé en novembre 2016
On devine qu'un certain nombre de vos tableaux sont inspirés de faits de société ou font écho à une actualité, à des évènements contemporains.
Comment vous appropriez-vous le monde actuel ? Peut-on parler de réification ?
Pour amorcer un travail, il faut que je sois touchée, que cet événement éveille en moi des sentiments.
La dernière série de peintures se réfère en partie aux évènements liés à la migration, au déracinement, à la perte.
La plupart du temps c'est une image qui me vient, comme un flash, une image de réparation. Je parle d'une réparation car il s'agit le plus souvent d'événements qu'on cherche à oublier, à enterrer, soit qu'ils occupent une place trop importante (lorsqu'ils sont surmédiatisés), soit qu'on ne veuille plus les envisager.
Je déplace alors l'objet de son contexte habituel, pour l'inscrire dans un lieu improbable. Pour pouvoir mieux le regarder, je le laisse exister en dehors de ce par quoi il existe normalement. Dans ce processus de réparation, j'essaie de redonner une place aux images qui nous habitent.
Le motif occupe une place importante dans votre travail. La place qu'il tient a beaucoup évolué. Où en êtes-vous de cette recherche néanmoins ?
En ce qui concerne le motif, il a longtemps été, pour moi, un lieu de refuge, ou plutôt de basculement dans mes peintures ; le lieu où le regard dérive. Je crois que le motif, par sa répétition, invite toujours à s'y abandonner, à faire basculer la pensée ailleurs, dans une contemplation.
L'usage du motif m'est venu en regardant les peintures de la Renaissance, notamment dans le jeu de répétition des étoffes, qui sans cesse faisait basculer mon regard dans un autre tableau (dans la peinture de Saint Sébastien d'Hans Memling ou l'ascension de Dirk Bouts par exemple).
Le motif c'est une fenêtre.
L'irrégularité des formes et la volonté de ne pas laisser la surface lisse procèdent également de cette volonté d'intervenir dans le motif comme dans un nouvel espace, un nouveau paysage.
Ils font aussi figure de charnière en articulant deux temps du tableau.
On remarque dans vos travaux plus récents que l'architecture, ou plus largement l'appropriation de l'espace dans la toile, a beaucoup évolué, quelles en sont les motivations ?
En effet, les premiers tableaux proposaient une lecture beaucoup plus libre. Les sujets étaient posés ça et là dans le tableau, comme des rébus. Seules les valeurs d'échelle permettaient une lecture ordonnée.
C'était une époque où je regardais énormément les œuvres de Jérôme Bosch et Peter Bruegel, mes peintures s'en sont trouvées marquées.
Au fur et à mesure, il m'est devenu nécessaire d'architecturer mes compositions, tout en gardant ces différents degrés de lecture dans le tableau, des espaces contigus. Ils sont alors devenus plus tangibles, les vides plus mesurables.
Les différentes parties de ces architectures, les objets, ne convergent pas vers un point unique, mais vers des espaces différents et parfois dédiés.
J'apprécie particulièrement les peintures de Neo Rauch à ce sujet, par le rapport qu'elles entretiennent entre la surface et l'illusion spatiale, entre abstraction et figuration.
Dans les peintures de plus petits formats, plus récentes, je procède un peu différemment. Les motifs géométriques sont souvent placés sans ce souci de perspective ; accentuant ainsi cette volonté d'extraire une scène du tableau. Les objets ainsi posés sont livrés à l'œil du regardeur. Ils ont davantage de proximité avec celui qui regarde.
On peut souvent lire, dans vos personnages, des actions ou des gestes. La place qu'ils occupent et leur présence sur la toile témoignent d'une construction d'échelle. Comment abordez-vous cette question du corps ou plus largement celle de la figure ?
Les corps existent avant tout par leur posture, comme des statues.
Dans certains cas, une main suffit. Elle peut être plus forte que tout un corps pour signifier l'idée. Parfois c'est l'inverse, il me faut fusionner plusieurs corps pour les séparer dans le même temps (La lutte amoureuse, 2016).
Ces figures sont souvent « poreuses », elles font partie intégrante du paysage dans lequel elles se trouvent. Elles ont, presque toutes, une difficulté à s'en détacher. Dans les dernières peintures, il arrive que ce soit des objets qui se substituent aux personnages, faisant ainsi de la figure une entité tangible, un curseur, une présence. Mais paradoxalement, je me rends compte que dans cette opération, les objets font glisser la présence vers cette figure de l'attente, elle aussi récurrente. D'une manière plus abstraite encore, il arrive que ce soit l'absence qui désigne la figure.
« J'attends une arrivée, un retour, un signe promis.
Ce peut être futile ou énormément pathétique. »
Roland Barthes, Fragments d'un discours amoureux.
Le corps doit incarner un sentiment, une idée. Je trouve que son traitement dans les œuvres de Daniel Richter et Philip Guston est remarquable. Chez le premier, ils deviennent des corps électriques, ils fusionnent parfois avec le paysage, et deviennent dans les derniers tableaux des formes abstraites extrêmement puissantes. Chez le second, les figures, traitées de manière grossière, pétrifiées parfois, paraissent rendues malades par le monde dans lequel elles sont prises.
Un enjeu du travail à venir serait peut-être effectivement de faire basculer le motif sur la figure, que la personne soit l'endroit où le regard se perd, à l'image des peintures de la Renaissance dont je parlais plus haut.
Votre palette est à la fois riche et très haute en couleurs. Les dégradés sont de plus en plus présents. Comment cette utilisation de la couleur s'est-elle selon vous élaborée ?
Je ne sais pas. J'ai un amour pour la couleur ; et très simplement elle me permet de donner la vie à ce que je représente.
Mais pour aller plus loin, elle permet aux figures dans le tableau d'exister dans un « ailleurs ».
Un cactus va devenir, par le biais de la couleur, une étrange masse lumineuse imperceptible. Un corps, par les superpositions de jus colorés, va se fondre, se métamorphoser dans un paysage d'eau et de verdure...
C'est la couleur qui permet le plus, je crois, cette liberté en peinture. Elle est la deuxième étape après le dessin, qui permet de nous détacher, de dériver un peu plus vers une autre vision des choses, une autre lecture. L'évolution de la palette m'échappe en partie : l'humeur, la saison, la lumière, le sujet...
La couleur est un language à elle seule. Quand je regarde un tableau de Peter Doig ou de Daniel Richter par exemple, la couleur me suffit pour voyager dans le tableau.
On sent, à travers les titres, les compositions, les rythmes visuels, une volonté de laisser la possibilité à l'autre d'articuler un récit. Une certaine énigme demeure, ainsi, souvent irrésolue. Qu'est-ce qui vous motive dans cette énonciation partielle ?
Ma peinture n'est pas un récit. Elle ne s'affirme pas comme une histoire racontée, mais plutôt comme un événement, combinant plusieurs temps dont seuls certains indices seraient donnés. Il y a le temps passé, le temps de celui qui regarde et enfin, un autre temps, qui lui, reste ouvert.
Je compose de manière à ne pas figer ce qui se passe, ce que je donne à voir.
Dans ma peinture tout est, en fait, à faire. Il ne s'agit pas de donner des éléments de réponse mais davantage de proposer des arrangements, des formes plutôt interrogatives, pour lesquelles je n'ai moi-même pas toujours de solution.
Ce n'est pas un but en soi, mais bien une pratique qui m'amène chaque fois à ouvrir de nouveaux horizons. C'est aussi un pré-requis. Quand je vais voir une œuvre, je m'attends à ce qu'elle me questionne, qu'elle me tienne en haleine.
Qu'est ce qui, dans vos peintures récentes, vous a poussée à épurer le trait ? Comment êtes-vous passée d'un degré de finition volontairement inachevé à des peintures plus soignées dans les détails et dans lesquelles nous trouvons des espaces de respiration ?
Mes premières peintures s'apparentaient plus à des créations « live ». Dans cette pratique, il est courant que plusieurs idées surgissent à un même moment. La toile s'en trouve plus densifiée. Sur la peinture, un geste en appelle un autre et les choses se construisent dans un bousculement permanent. C'était une peinture plus spontanée.
Je pense aussi qu'à un moment, il m'est devenu nécessaire de mettre de l'ordre, d'isoler certains éléments, pour mieux les comprendre et penser mon sujet. Au fur et à mesure, j'ai eu besoin de poser certaines choses.
Comment cette pensée ou cette nécessité de voir mieux les choses se traduit-elle dans la construction des peintures ?
La construction ne se fait plus de manière aussi spontanée. Les figures, les sujets, ont davantage pris place dans une hiérarchie d'échelle, de plan et de profondeur. Les jeux d'espace et de perspective m'ont permis de régler en partie cette organisation, la peinture s'en trouve habitée autrement.
Le travail d'esquisse (arrivé plus récemment) me permet de canaliser cette phase de travail où les idées se précipitent. Les idées surviennent toujours avec la même rapidité. Mais je crois que le médium de la peinture, et l'huile en particulier, est un processus lent, qui, de fait, oblige à prendre un temps plus long entre chaque étape de construction du tableau, chaque couche, chaque élément posé. Je travaille ainsi plusieurs peintures en même temps. Je préfère aborder mes peintures de manière plus hiérarchique, isoler les sujets, afin de mieux les regarder, mieux les analyser aussi.
Je trouve intéressante l'idée qu'il est toujours possible d'analyser encore davantage chaque détail, de disséquer chaque objet, de pousser l'horizon - un exercice d'anatomie picturale en quelque sorte... Je crois que ce travail est continu. Je n'ai jamais fini de comprendre et c'est ce qui me pousse à peindre.
Nous avons la sensation, à la lumière de vos derniers tableaux, qu'ils sont assez différents des précédents. Le traitement des personnages, les constructions, la manière dont les éléments sont disposés semblent prendre un tour nouveau. Ces dernières peintures marquent-elles une étape charnière dans votre parcours ?
Je crois qu'il n'y a pas de moments charnières. Je pense simplement que parfois les choses restent un moment en latence avant de s'affirmer sur la toile.
Néanmoins je me questionne encore plus sur la notion d'espace : comment habiter le tableau et incarner davantage chaque sujet de ma peinture ?
Il serait question de parvenir à déplier chaque recoin du tableau pour s'évader toujours un peu plus, pousser encore l'horizon (comme cette ombre de la cafetière devenant le dégradé d'un ciel dans Vases communicants). S'évader ne veut pas dire s'éloigner de son sujet mais pousser à chaque fois un peu plus la porte qui mène à son âme, à l'essence du sujet lui-même.
LES HÉTÉROTOPIES PICTURALES DE MARIE-ANITA GAUBE
Texte de Jean-Emmanuel Denave
Le Petit Bulletin, 8 septembre 2015
À vingt-neuf ans seulement, Marie-Anita Gaube est déjà l'auteur d'une œuvre picturale puissante et très personnelle. Elle présente à Lyon un ensemble de dessins et de peintures à forte teneur onirique, troublant et inquiétant notre regard.
Dans son petit texte Les Hétérotopies, le philosophe Michel Foucault écrit : « La société adulte a organisé elle-même, et bien avant les enfants, ses propres contre-espaces, ses utopies situées, ces lieux réels hors de tous les lieux. Par exemple, il y a les jardins, les cimetières, il y a les asiles, il y a les maisons closes... ». Il y a aussi les espaces imaginaires dessinés ou peints par Marie-Anita Gaube.
Espaces où le dehors et le dedans s'inversent, où toute rationalité architecturale semble abolie au profit d'une pure logique onirique, des œuvres où, comme nous le confie l'artiste, « s'opère un basculement de la perspective, où le regard peut sauter de manière kaléidoscopique d'espace en espace, comme dans un théâtre où différentes scènes se dérouleraient sans ordre déterminé ». Chacune est, comme l'indique le titre de l'exposition, une « nouvelle aire » constituée au départ d'images mentales, de souvenirs d'enfance ou d'un atlas d'images récoltées sur Internet. À partir de ces premiers éléments, Marie-Anita Gaube réalise un premier collage puis passe sur la toile qui, peu à peu, l'amènera ailleurs, prendra sa propre forme d'existence...
La jeune femme, sortie il y a trois ans de l'École des Beaux-Arts de Lyon, s'appuie autant pour composer ses toiles sur les contemporains (Peter Doig, Daniel Richter), que sur les modernes (Giorgio Di Chirico) ou les anciens (Bosch, Bruegel, Pierro Della Francesca, Mantegna, Duccio...).
Point de bascule.
Les hétérotopies de Marie-Anita Gaube, ces « non-lieux », sont aussi traversées d'histoires, de rencontres entre des personnages étranges (parfois fantomatiques), de fêtes mi-joyeuses mi-mélancoliques, d'événements baroques ou surréalistes...
Le kaléidoscope spatial se conjoint à un délire du temps : « Ma peinture se situe dans un hors temps, avec l'idée d'un passage du temps présent à un temps qui se trouverait derrière la toile. »
Au collage spatial s'agrègent des montages quasi cinématographiques, « un montage hystérique du temps » à la Eisenstein.
Parfois, dans une série de dessins, l'artiste marque cette collision temporelle par une distinction technique : le graphite pour le passé, la gouache pour le présent. Et dans ses tableaux aussi, elle crée des écarts : entre la tonalité acide des couleurs utilisées et la noirceur des scènes représentées, entre des scènes très figuratives et un motif quasi abstrait créant un trouble visuel et logique... Et chaque œuvre alors prend une tournure incertaine, ambiguë. Le point de fuite est ici un point de bascule.
MARIE-ANITA GAUBE, NOUVELLES AIRES
Texte de Pierre-Jacques Pernuit
Nouvelles aires, Cahier de crimée n°24, Galerie Françoise Besson, 2015
Il faut d'abord trouver un point fixe. Le regardeur doit chercher une raison, une porte d'entrée aux univers de Marie-Anita Gaube. Mais l'exercice critique et l'expérience du regard requièrent une quête patiente. Ces images, par les chemins de traverse qu'elles nous font emprunter, ne sont pas complaisantes. Les toiles ne se donnent pas. Elles s'arpentent du regard. L'œil sonde, le confort est inquiété.
Que voit-on ? Quels sont les enjeux de cette peinture ailleurs qualifiée d'« hybride » ? Que voit-on réellement ? De l'aveu même de Marie-Anita Gaube, les titres ont valeur d'énigme.
L'image paraît opposée à un récit univoque. Faudrait-il, pour saisir le mystère, entreprendre de comparer les toiles, et établir, de différence en différence, l'ultime différence qui révélerait une mécanique de la peinture et ferait entrevoir à grands traits un style, un univers ? Là serait peut-être l'exact opposé de la posture à prendre face aux peintures de Marie-Anita Gaube. Elle aurait le malheur d'essentialiser sa peinture, d'en faire un mystère figé qui tient en un mot, alors même qu'elle est une peinture de l'intranquillité, du mouvement et du devenir. Le mystère est par essence non acté, en puissance.
Ce n'est jamais une scène qui est figurée mais une foule, une multitude d'actions, de temporalités, de facettes d'un récit unique dont la logique s'enfuit. C'est, dit Marie-Anita Gaube, « le théâtre de la toile » : un hors-temps qui voit apparaître et disparaître des figures.
Le tableau est parsemé de fantômes, d'apparitions/disparitions d'individus. Semble donc préexister à la toile une « grande image » *, une construction mentale complexe.
Au commencement est donc l'idée.
Mais quelle est la nature de ce présupposé mental ? Les éléments d'un paysage, la définition de l'espace de la peinture à venir ?
L'Antichambre. Voilà le mot qui a résonné lors de ma rencontre avec Marie-Anita Gaube. Cette idée d'un espace non-déterminé, un lieu en mouvement, non figé, peuplé de personnages atopiques.
Car cette « grande image » * qui précède l'acte de peindre ne nous est révélée que par courts instants. Nous n'entrevoyons que certaines faces, des fragments qui révèlent l'impossibilité d'appréhender la totalité de l'espace mental.
La « grande image » * serait comme une sculpture en ronde-bosse qui ne se donne que par une de ses faces. Il y a une conscience de la planéité, des limites narratives de la peinture qui appelle à un ailleurs de la toile, à un mystère plus grand.
C'est bien une peinture du mouvement, une image qui anticipe ou précède une scène. Les personnages, de dos au regardeur, peut-être sur le point de se retourner, cheminent vers une identité affirmée, une finalité dont on ignore si elle est passée ou à venir. Seule certitude : l'état transitionnel, le chemin à accomplir.
Dans Border, c'est la migration, le déracinement qui est abordé. Le paysage subit la même indéfinition, il est un Paysage poreux, une Poursuite vers une spatialité plus sûre. Les dessins à la gouache et à la mine graphite sont, eux aussi, entre deux temporalités : une monochromie, un temps suspendu comme une anamnèse opposée à une temporalité plus actuelle, plus vraisemblable, un jaillissement coloré.
Les effets de la peinture sont au service de la création d'un lieu qui n'en serait pas un. La perspective, le travail des personnages en frise, comme un emprunt à la peinture classique, est détourné dans sa fonction narrative. Cette perspective qui ordonnait l'importance des personnages dans un tableau devient alors un outil de l'irréel, de la déconstruction du topos. Mais ce détournement n'est pas une dérision, une moquerie ; il s'agit plutôt d'une déconstruction à l'œuvre.
La peinture de Marie-Anita Gaube est une invitation à voir au-delà de l'image, à ouvrir une aire à l'imagination, à dépasser le cadre de la surface plane de couleurs. « La couleur vient perturber. Elle est posée par contradiction. Elle crée un écart » dit-elle. Elle est écart vis-à-vis du vraisemblable, elle est un levier de bascule du regard, une porte d'entrée au tableau.
C'est une peinture du point d'accès, une peinture de l'antichambre dont la finalité est incertaine car mouvante. On regarde la peinture de Marie-Anita Gaube comme on garde en mémoire un plan d'une séquence de cinéma. C'est une invitation à entrer dans une aire du devenir, de l'anticipation.
* François Jullien, La Grande Image n'a pas de forme. Ou du non-objet par la peinture, Paris, Seuil, 2003
Texte de Viviana Birolli
Catalogue de l'exposition Dérives, Progress Gallery, 2014, avec le soutien du Centre national des arts plastiques (aide au premier catalogue)
« [...] au lieu d'être celui dont vient le discours,
je serais plutôt au hasard de son déroulement,
une mince lacune, le point de sa disparition possible. »
Foucault, L'Ordre du discours, 1971
Marie-Anita Gaube peint des mondes, des univers qui ont toute l'instabilité d'un conte fantastique, d'un souvenir éphémère ou d'une obsession féérique. Tour à tour lyriques ou hallucinatoires, ses tableaux sont le fruit d'un tissage de références et de suggestions qu'elle glane dans ses recherches iconographiques quotidiennes et qu'elle compose selon un principe de montage proche du collage surréaliste ou du montage cinématographique.
Construites par un jeu de cadrages et décadrages à la fois visuel et narratif, les œuvres de Marie-Anita Gaube sont des palimpsestes, des rébus de fragments spatiaux et temporels qui s'enchâssent les uns les autres. Ces enchevêtrements font des images autant d'épiphanies, des constellations où le temps se cristallise en image : « Comme les battants d'une porte, comme les ailes d'un papillon, l'apparition est un perpétuel mouvement de fermeture, d'ouverture, de refermeture, de réouverture... C'est un battement. » 1
Mais ils sont aussi des capricci de ruines modernes. Le réel et le fantastique, l'intertextualité érudite et l'élan imaginaire s'y confondent, le long de l'axe qui conduit des vedute impossibles de Canaletto aux allégories inquiétantes de Goya.
Les figures qui constituent la syntaxe du travail de Marie-Anita Gaube ne sont pas sans évoquer certaines des plus illustres peintres du fantastique : de Jérôme Bosch à Peter Doig, en passant par Odilon Redon et James Ensor.
Sur la toile, ces figures tantôt timides, tantôt maladroites se rencontrent dans un univers précaire, un théâtre dont le ciel de papier pourrait se déchirer à tout moment, comme dans le Feu Mathias Pascal de Pirandello. Les ambiances qui les accueillent sont parfois des huis clos à la Bertolt Brecht, parfois des forêts luxuriantes où tout est « calme, luxe et volupté » : autant de fonds diaphanes pour des récits faits d'indices visuels et d'univers oniriques qui se télescopent dans un espace intermédiaire et énigmatique.
Dans les toiles les plus récentes de Marie-Anita Gaube, à l'image des places de la peinture métaphysique de Chirico, la figure humaine est souvent l'indice d'une absence ou d'une virtualité : relégué dans les marges, saisi par des détails, évoqué en creux, l'homme habite l'espace de la toile comme trace d'une présence bientôt anachronique ou future, dessinant, autour du désir d'un événement, la figure d'un suspense ou d'une attente.
Tendu entre scène, scénographie et paysage, l'espace qui reste est dès lors un décor blessé, les objets qui l'habitent sont des idoles à la Francis Bacon, tandis que la perspective, les jeux d'échelles et de motifs se dressent en invitations à passer à travers le miroir.
Ces scènes se construisent par un jeu de contrepoids et de glissements entre épaisseurs et transparences, détails pigmentaires précieux et surfaces nues, renvois figuratifs et retours réflexifs sur la matière et le support, dans un corps à corps direct entre le peintre et la toile. La forme picturale s'y structure par et dans la couleur, selon une palette antinaturaliste puisant ses racines tant dans la tradition expressionniste et fauve que dans les imageries technoartificielles contemporaines.
Les tableaux qui en résultent esquissent l'instant où le réel rencontre et glisse dans la chimère, le long du même seuil ambigu qui fait la fascination intemporelle des œuvres du réalisme fantastique, du début du XXe siècle à nos jours.
Si elles s'enracinent dans une tradition picturale classique, les œuvres de Marie-Anita Gaube articulent en revanche un réseau de temporalités croisées où le passé court-circuite avec le présent sur le plan naturellement dystopique de l'imagination.
Voici qu'un menu détail – un homme arborant un masque anti-gaz, un voile de couleurs chimiques – pourrait nous suggérer les scénarios typiques de la science-fiction contemporaine.
Voici qu'un simple changement de perspective pourrait faire basculer la fête foraine en banquet infernal, la comédie en tragédie, l'homme et son monde en carnaval de masques grotesques, forêt psychédélique de symboles déroutants et déroutés.
Au cœur de ces tissages ambigus où chaque image suggère, dessine et cache son revers, des rituels détournés, des mythologies ubuesques faites de fragments à la dérive, de « citations sans guillemets », de signes aphasiques, d'écarts silencieux dans les interstices desquels se tisse le discours.
Ainsi, dans les caprices picturaux de Marie-Anita Gaube, le rêve devient un véritable chronotope narratif, à la fois temps et espace de toute image qui se dévoile et de toute action qui se déroule : comme l'écrivait Queneau en exergue aux Fleurs bleues, en citant Platon, « ôvap àvxi ôveipaxoç » - rêve pour rêve.
1. Georges Didi-Huberman, Phasmes. Essais sur l'apparition, 1, Paris, Minuit, 1998, p. 91