RÉTENTIONS
Par Estelle Nabeyrat, 2013
En dehors des cadres circonscrits, lorsque les bétons ont déchargé la noblesse de leur caractère moderniste, que le minimalisme formel s'est vu destitué de toute velléité esthétique au profit d'un fonctionnalisme endurant, que reste-t'il ?
Si malgré tout, les surfaces sans qualité n'accordent aucun écho aux messages et aux signes qui viendraient s'y frotter, encore une fois, que reste-t'il ?
Karim Kal saisit cette rétention.
Ces aplats et bricolages de fortune qui recouvrent inlassablement de leurs fonds de peintures et de leurs enduis gras les cadres d'expression et les espaces de rencontres ; menus travaux en tout genre lissant à l'économie ce qui viendrait troubler l'ordre dicté par une esthétique précaire.
Ce que cette retenue suggère à la stylistique de l'existence, Karim Kal veut le révéler, ses dérives, ses échappées tout autant. Photographiés au flash, les murs sont pris dans leur état de proximité, les sols dégagés de perspectives ; contenues dans un présentisme sensible, ces images échaffaudent une poétique de l'« ici-maintenant. »
Karim Kal a tiré cette nouvelle série d'un corpus plus vaste qu'il a réalisé deux années durant, arpentant la périphérie lyonnaise. Après la Haute-Savoie où il a grandi, Grenoble, Genève, Paris et, de là, des voyages qui ne sont pas étrangers à sa biographie, Alger, Cayenne... Karim Kal aiguise toujours le regard qu'il porte sur la complexité migratoire et son historicisation. Aux logements sociaux sont venues s'ajouter ici les prisons, pour trouver dans le confinement ce qui serait la juste distance, pour pénétrer l'opacité et ses indices et, au-delà de l'autorité, déceler encore une possible poétique intersticielle.
PERSPECTIVE DU NAUFRAGE
Par Michel Poivert
Publié dans la monographie Karim Kal, Perspective du naufrage, Éditions ADERA, 2010
En 2010, Karim Kal avait titré son exposition au musée urbain Tony Garnier à Lyon : « Les Déclassés – Alger, Cayenne, Évry », réduisant ainsi une diversité géographique au dénominateur commun de l'identité sociale.
Cette diversité est aussi historique, elle dessine la carte du naufrage de l'empire colonial français depuis la seconde moitié du XXe siècle. Ou, tout du moins pour l'instant, certains des territoires où les Naufragés se sont installés, rejoignant dans leur histoire singulière la figure universelle des Vaincus.
Toute l'œuvre de Karim Kal ouvre la perspective d'une nouvelle géographie humaine, par le reclassement des valeurs politiques et esthétiques selon un renversement de point de vue. Dès 2002, Images d'Alger 2002 est l'œuvre qui contient la puissance spéculative d'un départ à partir du point même de son arrivée: Karim Kal, fils d'Algérien et de Française, né en Suisse, devient le frère d'armes des Naufragés.
Lieux historiques
À considérer la perspective du naufrage, certains lieux sans qualité deviennent historiques.
Cités d'urgence, bâtiments que la photographe montre comme des contreforts de misère de la grande ville d'Alger, sont les stigmates d'une politique de relogement des populations des bidonvilles des années 1950. Cette architecture, que l'on retrouvera quelque peu aménagée sur le sol français dans la décennie suivante, constitue l'exemple d'une utopie retournée contre elle-même.
Karim Kal en retrouve une sorte de réplique dans Les Miroirs qui est un travail sur le foyer construit au début des années 1970 à Évry. Le point de vue n'est plus extérieur, nous sommes au contact des hommes, pour certains - les plus vieux - anciens combattants, sans promesse d'une existence meilleure. Ces hommes sont représentés dans leur solitude parfois rêveuse, indiquant toujours un ailleurs, un retour, temps et espace mêlés, une absence sans aucun doute qu'un Portugais appellerait saudade mais que le mot « nostalgie » peine en français à traduire.
Climats
Les climats ensoleillés n'invitent pas aux drames. Les photographies réalisées en Guyane, celles que nous montrent les dépliants touristiques, insistent sur l'exotisme de cet Outre-mer. Y trouver la pauvreté et la précarité relève presque du paradoxe. À tel point que les habitats de fortune - les auto-constructions - paraissent à première vue des installations de camping.
Karim Kal raconte à quel point son travail a pu choquer les habitants d'une région qui n'y ont vu qu'une critique, habitués qu'ils sont aux poncifs d'un ailleurs moderne. Mais à un certain degré, l'artiste célèbre une forme d'inventivité architecturale, celle des Naufragés, ici échoués sur une manière d'île déserte contemporaine, dont ils utilisent les vestiges pour survivre. Une forme de génie de la cabane répond ainsi à la grande ruine que représente la barre d'habitat social. Celle-ci, hérissée des attributs de la dernière modernité avec ses dizaines de paraboles immaculées, est à elle seule le grand navire échoué de l'empire. En retournant comme un gant la vision exotique pour révéler la condition sociale en Guyane, Karim Kal se découvre des frères, comme ceux qui l'accompagnaient dans les recoins de sa ville d'enfance.
Refuges
À Douvaine, Karim Kal a réalisé une première série intitulée Stations, montrant des sites urbains a priori anodins, recoins ou passages, sortes de micro no man's land : « J'ai grandi en Haute-Savoie, confie l'artiste. Ce sont des lieux où l'on se retrouvait adolescents avec mes amis et qui sont des fragments architecturaux. On s'approprie le lieu par notre présence, ce sont des lieux de vie et de souvenir. Pourtant, c'est au bord du Lac Léman, en pleine nature alpestre, mais spontanément, nous allions nous réfugier sous un escalier ou près d'un muret. Il y avait une sensation d'isolement offerte par ces fragments urbains, de protection... ».
Ainsi l'habitat, sous sa forme la plus élémentaire, est-il un problème essentiel chez l'artiste. C'est là où se joue la question de l'origine, de l'enracinement en dehors des détermination géographiques et culturelles.
Les Stations, dont il donne une suite à Alger e repérant des endroits où se regroupent des jeunes gens sans travail, et où la vie en extérieur est teintée d'une autre valeur, puis à Genève où ces zones de repli abritent la misère toxicomane, ces Stations constituent un registre minimaliste de la description sociale et intimiste. Les représentations de ces « niches » urbaines trouvent dans les sous-bois parisiens jonchés de pollutions nocturnes un équivalent d'espaces disqualifiés.
Ainsi est Le Bois, décor naturel du théâtre des fornications infertiles. Ultime station d'un chemin de croix.
Rescapés
Autant les Stations, comme les auto-constructions ou Le Bois, sont des relevés qui désignent les Naufragés en leur absence, Les Hébergés marque plus encore que Les Miroirs une confrontation avec la figure humaine.
Travail de portrait classique en apparence, Les Hébergés résulte d'une fréquentation des résidents d'un centre social où Karim Kal a recueilli l'histoire de ces personnes souffrant à la fois d'une situation sociale et économique éprouvante mais aussi de graves problèmes de santé.
Le photographe parvient, dans cette approche intime et par des moyens techniques choisis (empli d'une optique ancienne, format carré du 6x6, lumière naturelle, pose affirmée) à célébrer la singularité des êtres, leur force dans l'épreuve, les marques d'une histoire personnelle.
La diversité des Hébergés, jeunes ou vieux, hommes ou femmes, anciens riches et pauvres de condition, de toutes origines et on l'imagine de toutes confessions, incarne l'universalité des Naufragés. La noblesse de ces portraits naît d'un travail de description qui racle une société jusqu'à l'os, et qui parvient au-delà des situations historiques et politiques, à faire émerger l'espoir en l'être humain.