Documentation et édition en art contemporain — Artistes visuels de la région Auvergne-Rhône-Alpes

Fabrice LAUTERJUNG

mise à jour le 03 Mai 2018

Textes ci-dessous :

  • Rien que l'endroit et le mot, Corinne Rondeau, 2010
  • Fix cinéma, Jean-Pierre Rehm, 2007


Autres textes dans le dossier :

 



RIEN QUE L'ENDROIT ET LE MOT

Portrait de Fabrice Lauterjung par Corinne Rondeau
In ZéroQuatre N°06, Printemps 2010

 

Voir dans la continuité les films de Fabrice Lauterjung laisse une sensation étrange encore accentuée par le fait qu'ils sont autant à regarder qu'à lire. La continuité dissout leur nombre dans l'obsession d'une image où s'absente la profondeur, où s'intensifient les mouvements, où s'éclipsent les mots et les voix entêtés à revenir, à disparaître par nécessité, où prédominent le noir et blanc et le grain du super-8. La continuité donne à voir le même film mais en transit, comme en errance. Plus question de se poser la question de combien d'opus ai-je vu, de leurs débuts ni de leurs fins. S'impose au contraire la question du défilement des phrases et des images, des extinctions entre noir et silence, des reprises entre images mobiles et immobiles, des disparitions progressives entre fondu des images et effacement des mots, des écarts entre la parole et la lettre. Un même film dont la quête consiste à interroger la mémoire par des lieux et des mots. La mémoire commence avec le nom d'un lieu, et ce lieu appelle une histoire. Mais cette mémoire est d'abord celle de l'image. Rien alors ne peut avoir lieu que le langage et un travail de construction de la mémoire par sa destruction, en entendant ici destruction en un sens véritablement durassien :

 

« Il n'en reste que la mémoire de l'histoire

et ce seul mot pour la nommer

Césarée

La totalité.

Rien que l'endroit

Et le mot. »

[...]

« L'endroit s'appelle Césarée

Cesarea

Il n'y a plus rien à voir. Que le tout. » (1)

 

Cette totalité échoue. Ni la vérité ni la mémoire ne sont toute. Et il faut la puissance de l'inscription au cœur de cette impuissance pour tracer les lignes d'un tout en défaillance et inventer sa fiction. Trace noble de la mémoire, éternelle et chancelante, entêtante et dérisoire.

Cette défaillance se confond au mouvement de l'inscription et de l'image. Mais au lieu de les tisser, comme le cinéma nous y a conditionné, elle les désunit. Ils ne peuvent plus être ensemble, pas dans le même lieu, pas en même temps. Pourtant c'est un même film tous ces films qui cherchent non la matrice, la mémoire, mais ce qui d'elles est condamné à s'effacer. Dans Zagreb, répétition, on donne à voir un film et des mains qui dans le doute tentent de classer les images photographiques selon l'ordre du film qui a été vu. C'est l'écart entre ce qu'on a vu et ce qu'on a mis de notre mémoire en jeu dans le jeu de cette autre mémoire, le film lui-même comme dans À une passante, comme dans The Study. Qu'importe en définitive que ces films reposent a priori sur des dispositifs scientifiques de mémoire car Fabrice Lauterjung ne fait jamais que les repousser vers l'intérieur, ne façonnant pas une expérience objective mais le temps de la complication subjective. C'est la possibilité de voir que le monde ne se joue jamais à l'extérieur de l'inscription qu'on en donne et des images qui passent, défilent, dérivent.

 

Mais ce même film doit être revu pour en dégager moins des débuts et des fins que les temps de la mémoire. Dans la séquence finale de Au fil de l'oubli, un long travelling au fil de l'eau comme le premier travelling de l'histoire du cinéma, bien qu'il ne se passe pas à Venise, avec l'opérateur des frères Lumière sur une gondole, mais sur un bateau dont on entend le moteur et les cliquetis contre la coque. La caméra filme un mur, le mur d'une digue de béton sans savoir ce qu'il cache. On sait qu'une ligne est trace et se trace, mais on oublie souvent qu'elle retient. Que retient-elle ici ? Ce long travelling est mon seul souvenir : la durée, les sons ont tout effacé sauf une carte, la carte de la construction d'un port au tout début du film. Ce mur retient mon souvenir, mélange les temps, pour dire qu'une image peut effacer les enchaînements auxquels elle m'a conduit et me mettre nez à nez avec ma propre capacité à recouvrir et choisir de voir ceci plutôt que cela. Choisir de m'inventer un film qui ferait tout disparaître, qui m'a tenu jusqu'à la stupéfaction d'un j'ai oublié.

Dans Istanbul, le 15 novembre 2003, il y a une triple ligne d'écriture qui raconte le temps de l'inscription, du témoin de l'inscription et de l'image. Et il y a le défilé d'images enchaînées qui ne montrent pas ce qui se raconte. Il faut le lire ce film, et il faut ensuite le voir, et il faut enfin le lire et le voir pour reconnaître sa fiction, celle du film qu'on ne verra pas. Le film qui empêche de voir Istanbul. Les mots d'un homme, un turc, s'écrivent à propos d'un film qui sur la ville, « le vrai Istanbul », qui a été perdu avant même d'avoir été développé. Dans l'absolue banalité des images de la ville, posséder le vrai n'est possible « que par la parole ». Et puis il y a les mots du narrateur qui mettent à distance par le jeu de la mise en abîme des guillemets et la troublante manifestation du « je ». Le narrateur montre en faisant lire tout en aiguisant l'image d'un son de défilement de super-8 qui sonne avec un bruit de machine à écrire. Tracer des lignes, changer de plans, traverser la ville, s'arrêter à ses signes, à ses hommes. Et puis cette phrase : « Parfois j'arrêtais la caméra pour regarder vivre la ville. (2) »

C'est l'oiseau qui vole au-dessus des mots comme la caméra voltige, impossibilité d'un point fixe. Dans ma mémoire cet oiseau est l'envol d'un visage et me rappelle La jetée de Chris Marker, évocation de l'histoire du cinéma énigmatique du vol à la Muybridge, de la menace à la Hitchcock, de l'amoureux à la Marker. Voici une mémoire marquée par l'histoire du cinéma jusqu'à la violence de la discrépance (3) du lettriste Isidore Isou et de la voix absente de Duras. Comment les images marquent-elles l'histoire et s'en délient pour faire le récit de toute fiction ?

 

Mémoire de La Jetée encore avec Avant que ne se fixe où la poésie des images se révèle davantage à travers les mots du livre d'Eric Suchère, Fixe, désole en hiver. Une silhouette de femme installée dans le contre-jour ne se retournera pas. « Instable, l'image s'établit... (4) »  quelque chose d'une chevelure, d'une bordure, d'un reflux, derrière une fenêtre de train défile le paysage instable. Verticalité du mouvement naturel, horizontalisation du défilement mécanisé. Aérien et terrien, solitaire au déclin d'un corps imaginé mais non retrouvé. La main au-dessus du papier blanc et vierge en cut ou en fondu au noir, amorces et flous. Les intensités du sentiment de phrases brisées en images répétées et syncopées pour une histoire dont la mémoire a été effacée et qui, contrairement à La jetée, ne retrouvera pas l'aimée mais la sait perdue autant qu'en vie toujours de dos, ne regardant jamais le seul regard qui la cherche.

 

Tous ces détails aussi poétiques que techniques montrent dans ce même film la force du forage des images par les mots et la saillie des mots sur les images. Dans un espace ténu, Fabrice Lauterjung expose une formule déjà historique, « explosante fixe », la rendant mobile sans lui donner l'excès du spectacle.

Un mot pourrait résumer ce même film, élégie, qui signifie « chant du deuil », et qui pourrait dire aussi, en lointain écho à la huitième Elégie de Rilke, libre de l'effacement.

Et c'est en de nombreux lieux que la mémoire appelle mais qui jamais ne s'éveille tout à fait. Les noms de villes sont au croisement du temps et du lieu et se retrouvent dans les titres sans être des figures : Istanbul ressemble à Berlin, Zagreb à Paris. Mais ces villes aussi ont une destinée : traversée pour Berlin, le 15 novembre 2003 pour Istanbul, 02/03 pour Paris, répétition pour Zagreb. Cette destinée est celle d'une image première, d'une expérience de l'espace, de la pellicule super-8 toujours impression de lumière et dont la qualité est par nécessité indéfinie comme la mémoire. Il faut alors les mots pour que vienne toujours le dialogue. Berlin : traversée raconte un vis-à-vis entre l'est et l'ouest, des gestes s'imposent quand la voix trop lointaine ne peut se faire entendre. Alors un langage de gestes s'installe, montre ce qui est caché. Mais vient insidieusement le temps où les gestes ne suffisent plus, effacent le rapprochement : ces statues que l'on voit se dresser, immobiles, surimprimées de mots, Berlin, ou Césarée, la ville résonne dans ces gestes qui inscrivent dans notre mémoire son essence première et peut-être définitive : l'incommunicable.

1. Marguerite Duras, Césarée, film de 1979 et texte publié au Mercure de France, Paris, 1979.
2. Extraite du film Instanbul, le 15 novembre 2003.
3. Usage séparé de la bande-son et de la bande-image qui permet de faire de la bande-son un objet littéraire, poétique et oratoire.
4. Extrait du film Avant que ne se fixe, d'après le livre d'Éric Suchère, Fixe, désole en hiver, Les petits matins, Paris, 2005.

 



FIX CINÉMA
Par Jean-Pierre Rehm
In Fabrice Lauterjung, Editions ADERA, 2007

Sept, dix, seize minutes et des secondes, c'est dans des durées ramassées que se déroulent jusqu'ici les films de Fabrice Lauterjung. Prudence des débuts, goût de la petite forme, fidélité métrée à la mesure des modestes bobines super-huit ? Peut-être. Encore faut-il le préciser, il ne s'agit pas de courts-métrages, si l'on entend par là ce genre qui se veut galop d'essai pour des longs à venir, à faire la preuve d'un savoir-faire narratif, photographique ou de direction d'acteur. Les films de Fabrice Lauterjung sont brefs mais pleins ; ils découpent leur format à l'aune de leur propre nécessité. Et tout en eux, par ailleurs, témoigne du sens rigoureux de l'économie : la distribution de la couleur et du noir et blanc, la balance des voix et des sous-titres, la présence ou l'absence de musique. Car, bien avant de dépenser le cinéma, d'user et de dérouler de la pellicule à corps perdu, il y va d'abord ici d'un étonnement. Du cinéma, pourrait-on dire, Fabrice Lauterjung n'en revient pas. Voilà, pour qui voudrait trouver une constante, ce qui s'imprime partout ici : la sidération.

Devant quoi ? Devant l'affinité entre le manège de la machine d'enregistrement et le tournis des choses. Ce qui est devenu, à proprement parler, notre lieu commun - les images mobiles du monde, au point qu'elles passent pour une nature, Fabrice Lauterjung persiste à s'en ébahir. C'est-à-dire à en exaspérer le discontinu, les saccades, les accidents. Comme si cela restait à conquérir. Comme si restait encore à apprendre ce que signifie habiter un tel flux. Quand même il s'agit de sa première réalisation, qu'il qualifie pudiquement d'"exercice formel nécessaire", Paris : 02/2003 en donne sous une forme presque brute la méthode. Le bleu d'un TGV entre d'abord lentement en gare, cadré de biais dans une œillade aux Lumière, puis nous voilà entraîné dans un remous d'agitations, de trépidations, de déplacements, etc., redoublées de mises en abîme du mouvement de tourniquet de la caméra (le vélo d'une fillette, le manège conclusif surveillé par les cheveux d'une mère vue de dos). Le parcours est clair : entrer dans la capitale, c'est aller à la rencontre du mouvement. Autrement dit, du passage. C'est-à-dire du temps. (À une passante s'intitule un autre film, reprenant le titre d'un poème de Baudelaire qui traite moins d'une quelconque flâneuse que de la presse du pas du temps lui-même). Faire glisser des images de la capitale les unes sur les autres, ce n'est jamais ici jouer les héros balzaciens, ce n'est pas surplomber une vue d'ensemble aperçue aujourd'hui pour s'en assurer la maîtrise demain, c'est, paradoxalement, revenir à hier : retourner enfant. À l'encontre du temps, la promesse est à rebours, le film va de l'avant, antiprophétique. Et s'il y a d'évidence une polarisation urbaine dans les films de Fabrice Lauterjung (Istanbul, Berlin, Zagreb ne se contentent pas d'être des décors exotiques, mais figurent tour à tour le sujet particulier qui titre chacun des films), ces villes entrent toutes dans le scénario d'un retour, d'une reprise, d'une "répétition". Le lieu public, c'est-à-dire le lieu de l'embrayage scénaristique, ne s'offre jamais entier, immédiat. A la manière de La Jetée de Marker, sans doute plus qu'une référence ici, c'est au contraire le déficit d'immédiateté qui enclenche lentement un lourd engrenage narratif, laissé de surcroît en panne au seuil de son rendement. S'impose au contraire, impérieuse, la nécessité de reprendre, de revoir, de suspendre la vision ou le photogramme, pour que le regard s'accorde enfin à un début de récit, c'est-à-dire à une amorce de visibilité, c'est-à-dire d'accoutumance aux lieux – si tardive en règle générale qu'elle est toujours refusée, suspendue.

Mais revenons à Paris. Semblable usage du montage haché pour rendre l'éclaté de "la vie moderne" n'est pas neuf. Le cinéma de l'avant-garde soviétique a montré la voie il y a plus d'un siècle, et Jonas Mekas plus récemment a fait, parmi d'autres, du tourné-monté sa signature. La question n'est pas tant ici l'originalité que celle de la relecture d'un tel geste. Car il y a méprise. Le primat donné au montage n'est qu'en apparence la solution destinée à servir de reflet à une réalité elle-même aux prises avec la vitesse ou le fordisme au quotidien. En fait le montage soviétique reproduit moins l'actualité de la fébrilité moderne d'alors qu'il ne dessine un projet, appelé communiste, de liaison commune, de "ligne générale", à venir. Il s'agit de produire la fiction, le modèle d'une utopie du montage social qui reste à effectuer et que le cinéma indique, dicte bien davantage qu'il ne copie. Différemment, chez Mekas, le tourné-monté ne traduit pas en images une réalité magnifiquement à portée de main dans son éclatement bariolé. À l'inverse : ses coupes, ses heurtés, ses lacunes signalent que cette beauté est sous le signe de l'exil, c'est-à-dire qu'elle signe elle-même l'exil. Les parcs enneigés de New York évoquent la Lituanie délaissée, et, pour finir, l'enfance perdue. Autrement dit, le lyrisme du montage de Mékas s'avère in fine élégiaque. La contradiction de ces deux élans est la dynamique propre à son montage et à son emploi si caractéristique de la bande son.

C'est un tel tempo à contretemps, joie de seul horizon, liesse hoquetée ou douleur en charpies sans sujet propriétaire, qu'a bien saisi Fabrice Lauterjung. Car si le montage à l'emporte-pièce de Paris : 02/2003 cède aussitôt la place par la suite à des séquences bien plus stables, demeure que le montage se révèle la priorité de son travail. Montage entendu cette fois en un sens élargi : matière filmique, qui veut qu'à la couture des plans entre eux s'ajoutent d'autres boutures délicates. Celles des raccords du son, de la musique, du commentaire, des dialogues, des sous-titres ; entre eux, entretissés, et avec les images. Les films de Fabrice Lauterjung jouent de multiples variations de ces infinies possibilités. Au tournis affolé des images mobiles du monde se superpose et se substitue le ralenti cruel du démontage de la machine cinéma, où voir et entendre se trouvent décomposés, défaits : déposés. Et c'est ici que la dette, heureuse, à Jean Eustache est la plus manifeste. Accorder l'ébahissement devant le monde à celui de ses images, qui était le programme souvent mal compris d'Eustache (Une sale histoire aurait dû pourtant servir d'avertissement), et qui se trouve intact dans son ambition, comme rarement, chez Fabrice Lauterjung, c'est opérer à l'inverse d'une synthèse, c'est œuvrer à la dynamique d'un oxymore.

L'ombre d'un écho
, ainsi se titre le dernier film en date. Redoublement de perte, insistance de doubles inconsistants, tel paraît le cadre, typique d'une scénographie platonicienne de la déploration. Ce qu'offre le film ? Tout autre chose : une suite d'aventures de la perception, traductions glissando successives d'affects où l'on passe des doigts aux ongles peints d'une aveugle au beau déboulé d'amples nuages, où la nuit de l'écran côtoie le souffle de danseuses passé dans leurs poings ouverts, où le relief d'instruments de musique vient transiter dans des corps de femmes en même temps qu'à l'intérieur du chuintement d'un saxophone, etc. Et il faudrait commenter longuement l'enchaînement patient de la reconstruction des lieux de mémoire à partir de l'aveu de leur perte dans Zagreb ; de la résurrection comique de la mythologie pittoresque narrative dans Istanbul ou dans Berlin : traversée. Quelle qu'en soit, à chaque reprise, et au contraire, la gravité en jeu.

Avant que ne se fixe
est le fruit d'une collaboration avec l'écrivain Eric Suchère. Ce film souligne bien que la question de ce qu'on appelle "littérature" n'est pas étrangère à Fabrice Lauterjung. Entendre que la question du film comme texte (non seulement son existence physique, typographique, ponctuée, mais aussi son complexe code évocatoire), et, inversement, du texte comme logique consécutive de montage d'images, comme film, donc, est au cœur de ses réalisations. Pourtant, à bien dire son animation propre, faudrait-il nuancer. Et traduire : pendant que ne se fixent... poèmes, images, récits, sons, etc., Fabrice Lauterjung les dessaisit, les retarde, les profile (comme le carré de l'écran de biais dans Zagreb ; comme le témoignage invraisemblable de potentiel d'invisibilité de Berlin : traversée ; comme les nuances des enjeux de la lecture du braille dans L'ombre d'un écho). S'il y a fix ici, puissances de fait hallucinatoires, ce sont celles que fournit, et lui seulement, l'instrument sec du cinéma. Cinéma des origines, certes. Primitif, naïf, élémentaire ; mais augmenté du savoir de toutes ses images et ses sons en gestation. Et que cette gestation ne guette que son retour apaisé, noir et coi, n'empêche, même démunie, l'épopée de son immense détour. Dont actes.