L'INSOUTENABLE LÉGÈRETÉ DU DESSIN
Entretien de Christian Lhopital avec Philippe Piguet
In Art Absolument n°45, janvier-février 2012
À la dernière Biennale de Lyon, Christian Lhopital avait accroché au musée d'art contemporain un mur de dessins les uns plus étranges que les autres. Parmi différentes séries, le visiteur ne pouvait manquer d'être interpellé par tout un ensemble au titre gore de 4 à 5 gouttes de sauvagerie, figurant des portraits de familles de monstres grotesques et hybrides, trépignants et dansants. Goya, Ensor, Grosz, et consorts semblaient y avoir été convoqués. Du moins évoqués, car leurs voix en sourdaient comme il en est de ces œuvres qu'un même esprit anime mais qui ne se ressemblent pas. L'art de Christian Lhopital est requis par l'humain mais un humain tout à la fois panique, affolé, atteint de danse de Saint-Guy, drôle et inquiétant. « Comment va le monde, Môssieu ? Il tourne, Môssieu ! », s'exclamait le dramaturge François Billetdoux dans les années 1960. Celui de Lhopital ne tourne pas seulement, il s'affole et nous entraîne à sa suite dans une ronde graphique infernale. Entrez-y !
Peut-on dire que, chez vous, la pratique du dessin est exclusive ?
Oui, le dessin est le noyau dur de mon travail, même si depuis une dizaine d'années je réalise des sculptures par assemblage. C'est plutôt le support papier qui est quasi exclusif. J'aime particulièrement la texture du papier, sa légèreté et sa facilité d'utilisation.
Ne serait-ce que par rapport à la peinture, en quoi cette pratique vous intéresse-t-elle plus particulièrement ?
Cela découle d'un ensemble de questionnements: à ma sortie des Beaux-arts, en 1976, épris de Fluxus, je me suis posé la question d'abandonner ou non toute pratique artistique. Dans le doute, j'ai passé un an à dessiner avec un bonheur fou des dessins au stylo-bille sur du papier à lettres. Voici une des origines possibles de ma passion pour le dessin.
Au vu de votre travail, il semblerait que vous vous focalisiez sur un type d'iconographie figurative qui en appelle à la représentation de toute une population de figures pour le moins étranges. Qu'est-ce qui gouverne ce choix ?
Dans les dessins grands formats de la fin des années 1980, je m'interrogeais sur la force de l'image, et de la représentation de la figure. Comment s'en débarrasser ?
J'en suis arrivé à recouvrir mes dessins de lavis d'encre de Chine, puis de gesso blanc fortement dilué. Au séchage, il ne restait que la surface des éléments, des fragments de traces pétrifiées, des marbrures informelles. C'est le résultat de ce hasard qui m'intéressait. Finalement, après « Les Recouvrements » j'ai re-découvert la possibilité de la figure.
Mais d'où venait ce monde étrange, bizarre et incongru qui a aussitôt envahi vos œuvres ?
Mes dessins procèdent d'une confusion entre l'imaginaire et l'actualité, le dérisoire et le grotesque. Cette oscillation me plaît beaucoup.
Il y a un texte de Max Ernst qui m'avait troublé, texte concernant son regard sur le réel et sa découverte du frottage : « Me trouvant par temps de pluie dans une auberge au bord de la mer, je fus frappé par l'obsession qu'exerçait sur mon regard irrité le plancher, dont mille lavages avaient accentué les rainures ».
Comme on fait remonter de sa mémoire toutes sortes de choses oubliées, je me laisse volontiers entraîner par le dessin et, quand une figure apparaît, je n'hésite plus à la prendre en charge et à lui donner forme. Ce que Céline appelle « le rendu émotif interne ». Je le fais avec une certaine jubilation et j'ose associer des postures et des situations improbables, mélangeant le comique et le tragique ce qui rend l'histoire plus supportable.
Quels sont donc les artistes que tu as regardés et dont l'œuvre a pu t'influencer ou t'inspirer ?
M'inspirer ? non. Certes j'aime l'art. De Rops à Beuys, de Grünewald à Kubin, en passant par Goya évidemment, la nouvelle objectivité allemande et Otto Dix pour le mordant de son trait, ou Michaux pour sa liberté mentale...
L'influence serait plutôt du côté du cinéma, Fassbinder, Godard, Fellini... Et Bergman qui m'a violemment bouleversé à 12 ans avec « Les fraises sauvages » et plus tard Pina Bausch et sa nostalgie du quotidien.
En 2008, à l'invitation de Thierry Raspail, le directeur du musée d'art contemporain de Lyon, tu as réalisé un immense dessin mural intitulé L'énigme demeure, titre éminemment générique de ton travail. Michel Onfray prétend que « toute œuvre d'art digne de ce nom recèle une énigme. » En quoi cette dimension de l'énigme caractérise-t-elle ta démarche ?
Mes personnages s'offrent à voir comme des figures qui sont tour à tour inquiétantes, boursouflées, caricaturales, bref des figures qui sont comme des pieds de nez et des pirouettes malicieuses. Le regardeur a toute liberté d'interprétation et d'ouverture comme une brèche dans l'image et l'imaginaire.
« La réalité serait-elle en son essence obsessionnelle », a écrit Gombrowicz, citation que j'ai repris en 2001 pour le titre d'une exposition à la Galerie Domi Nostrae, à Lyon. L'énigme n'est toujours pas résolue !
Qu'est-ce qui t'intéresse dans la pratique du dessin mural ?
Ce qui me plait, c'est l'immensité du mur, le surdimensionnement, le vertige du mur blanc. Cela m'oblige à une totale implication du corps.
... Sur le mode performatif ?
Le corps est impliqué car je vais là où m'emmène le dessin, il pourrait ne pas s'arrêter, devenir infini. J'utilise les esquisses et croquis préparatoires comme des gardes fous, je dessine avec liberté et spontanéité laissant une large place à l'improvisation ; quelque chose d'essentiel est lâché.
Pour ce type d'exercice, tu fais usage de la poudre graphite. Pourquoi ce matériau plutôt qu'un autre ?
La poudre de graphite permet la révélation du grain du mur et d'établir avec le blanc du mur de subtiles variations d'ombre et de lumière, je suis pleinement dans le domaine du dessin : juste un chiffon imprégné de quelques grammes de graphite frotté contre le mur avec la paume de la main, le bout des doigts ou griffé avec les ongles.
Giuseppe Penone a une heureuse formule quand il parle de dessin. Il dit que le dessin a à voir avec l'idée de salissure. Qu'en penses-tu ?
C'est tout à fait juste. La salissure implique l'idée qu'on fait trace. Par exemple, on interdit aux enfants d'écrire ou de dessiner sur les murs. On leur dit qu'ils salissent les murs. J'aime l'état de l'enfance.
Dans les séries Dispersions et Voyage organisé, j'utilise la peinture très diluée pour constituer des formes informes en la faisant dégouliner, ou au contraire très épaisse comme une pommade que je passe du bout des doigts en petits cercles concentriques, des taches sans attaches. Des yeux comètes, des tétons cosmiques.
Par rapport aux dessins sur papier, tu affectionnes particulièrement le principe de la série. Qu'est-ce qui gouverne un tel choix ?
Je travaille sur plusieurs dessins en même temps, et s'il y en a un qui résiste, parfois même plusieurs jours, je continue sur d'autres dessins de même format et de même facture ; ainsi se constitue une série de dessins autonomes qui résonnent entre eux.
Il y a les séries et les dessins utilisant la répétition comme une sorte de rumination du motif que je tourne et retourne en tout sens. À être répétée la forme s'use jusqu'à la disparition des figures et leur enfouissement.
Voudrais-tu laisser entendre par là que l'une de tes préoccupations majeures est une réflexion sur la mort ?
Pour éluder la question de la mort (encore l'énigme), je m'intéresse au passage de l'être, au passage d'un état à un autre.
Le dessin est passage, l'enregistrement de la voix haute de la pensée...
... oui, mais aussi à bruits sourds et grondements. Je pense à Derrida : « Il faut que le trait procède dans la nuit ».
De manière plus générique, il semble qu'il y ait dans ton travail une dimension dionysiaque comme en parle Nietzsche quand il l'oppose à l'apollinien. Quelque chose qui est de l'ordre d'une sorte d'agitation existentielle mais un élan vital versant chute ?
Tout va bien, jusqu'à ce que ça s'effondre !
La question de la chute, c'est le burlesque, le comique de situation. Magistral chez Buster Keaton. On y retrouve toute la fragilité de l'être humain, sa résistance et sa force.
L'AVENTURE D'ÊTRE EN VIE (extrait)
Malek Abbou, in Dream-Drame, Editions Fage, 2007
+ Télécharger le texte complet en Pdf (9 pages)
« Maintenant le miroir est brisé, il est temps que les morceaux se mettent à réfléchir »
Ingmar Bergman, L'Heure du loup.
« Je ne crois pas indispensable de chercher pour trouver. » Eric Dolphy
Manie compulsionnelle ? Décongestion intérieure ? Distorsions douloureuses d'un imaginaire dévoyé ? Esprit de régression rageuse ? Non. Rien qu'un gigantesque appétit de formes né de ce que le poète Henri Michaux appelait l'aventure d'être en vie. En cela, les dessins de Christian Lhopital ne cessent d'étourdir, d'assommer, de fasciner. Ce champ magnétique instable dans lequel des formes prolifèrent, se redoublent, oscillent ou vibrent comme des diapasons, ne laisse ni l'œil ni la langue tranquilles.
Longtemps, le dessin a semblé un divertissement d'ilotes à nos contemporains, au mieux une forme ahurissante de courage. Le dessin, Christian Lhopital s'y emploie avec constance depuis 1976. À l'époque, stylo-bille et feuilles de cahier en main, il creuse sans le savoir le sillon d'un Sigmar Polke, élargissant le tour de ses dérélictions formelles.
Mais contrairement à Polke, Lhopital, pour nourrir sa discipline n'a aucun besoin de mort aux rats ou de crème dépilatoire. Le toxique de sa substance passe par l'affolement du regard. Un regard qui cherche où se placer dans cet espace aux horizons indistincts, structuré en trois niveaux de lecture sur la feuille.
Trois étages, trois paliers de regards. Cette hiérarchie scalaire me renvoie loin dans l'histoire. Je l'associe spontanément aux vases funéraires grecs ; à leurs compositions épiques disposées en registres superposés ainsi qu'on pratiquait la chose cinq siècles avant notre ère, à Milet, à Chios ou à Rhodes.
Pour Lhopital, le Grec serait plutôt l'erreur. La règle et le compas, la section d'or et les diagonales de cette clarté attique qui veulent restituer le monde en perspective n'ont aucune place dans sa pratique. Son étagement de plans n'a aucun rapport avec son précédent antique, mais il est indéniable que cette disposition graphique astreint l'œil à la mobilité, qu'elle sollicite son pouvoir de circulation, de franchissement et d'interférence. Elle pousse la rétine à tracer son chemin dans l'intervalle de scènes mouvantes qui ne représentent aucun lieu identifiable. Dans les séries de Lhopital, l'œil ne trouve ni lieu, ni rencontre fixés revenant à l'identique selon un rythme régulier pour fonder quelque chose comme une place reconnue. [...]
***
[...] Quel statut conférer à l'image lhopitalienne ? Son trait prend parfois l'éclat d'un rêve d'opium et il tomberait sous le sens d'évoquer à son endroit la violence d'expériences intérieures venues réveiller les ultimes demeures de la psyché.
Images imaginaires, images inimaginables, ces représentations qui ne semblent pas pouvoir s'objectiver dans le réel ? Pourtant, le dessin chez Lhopital est aussi une entreprise spéculaire qui prend l'allure d'un transfert de la réalité au plus direct.
Dans son champ de vision, une forme devient subitement sensation et Lhopital multiplie sur elle ses prises de vue. Parce qu'un groupe d'adolescents dans une gare lui rappelle subitement un Caravage ; parce qu'une posture inédite redessine un enfant affairé à maintenir en place une poussette dans un bus en circulation, une machinerie mentale photo-optique se met en place. Dans l'inépuisable flux des lieux de passage, Lhopital épingle le réel, ces mouvements bruts de vie dérisoires ou éloquents qui éclaboussent puis s'immiscent en associations libres entre l'œil et la matière.
L'image fantasmatique de Lhopital est induite. Elle nous vient d'une expérience visuelle immédiate. Elle ne nous invite pas à délirer, mais à percevoir. Au reste, il n'est pas impossible que certaines de ces images circulent réellement dans le corps social. C'est même probable. Certains monstres tracés par l'artiste n'ont pas de fermeture-Eclair dans le dos, preuve qu'ils sont bien réels, qu'ils tapissent quelque part l'inconscient optique du monde, et que la distinction sans relâche que nous maintenons entre réalité et imaginaire ne suffit pas toujours à les rendre invisibles.
Lhopital donc, tire à soi des images qui redoublent ou ne redoublent pas les apparences sensibles auxquelles elles ont été arrachées. Condensées sur une pointe d'épingle, elles produisent la commotion qui les fera surgir mutantes sur la feuille. Des mutantes issues d'un registre d'expérience où les notions d'intérieur et d'extérieur sont déposées au profit d'une perception du réel bien plus enveloppante. Des mutantes qui possèdent leur propre mode de fonctionnement à travers les relations formelles ou symboliques qu'elles entretiennent entre elles. [...]
ET TOUT LE TREMBLEMENT
Céline Mélissent, Centre Régional d'Art Contemporain de Sète, 2004
Entre l'horreur du terrifiant et le risible du grotesque, l'univers de Christian Lhopital se situe dans un espace fantasmatique dérangeant. Si ses dessins d'animaux ou de peluches se réfèrent au monde de l'enfance, ils en saisissent surtout ses démons. L'innocence a laissé place à la férocité du réel et le dessin, qui aurait pu être édulcoré, prend ici la forme de traits acérés et nerveux. Dans les ténèbres du plein midi, les petites figures, écrasées, comme privées d'ombre, s'affichent impudiques et obscènes. La ligne vient faire bord dans l'espace flottant de la page blanche, violence de la violation, qu'alimente l'énergie pulsionnelle donnant corps aux créatures perverses. Christian Lhopital travaille sur un point de rupture d'équilibre entre ordre et désordre, forme et informe. Quand l'artiste recouvre les murs d'expositions, ses créatures fusionnent avec un environnement chaotique. Dans la démesure, les gestes compulsifs de l'artiste estompent le dessin pour créer des zones de turbulences, des atmosphères brumeuses et tourmentées. L'utilisation de la poudre de graphite permet cet usage de l'usure, creuse l'espace, et rend sensible le rapport au mur, situant le dessin hors de ses limites. Le mouvement est perceptible au-delà de la simple disparition dont le walldrawing procède. La nature même des opérations plonge en effet l'œuvre dans le registre du fantasme, envahissant et sans fard, associant répulsion et refoulement. La surface s'offre comme une zone d'indistinction et d'indétermination des figures qui renvoie à un espace où tout est possible mais où nos représentations perdent leurs formes et leurs fonctions. Dans cette présentation, l'obscène devient alors l'irrémédiable répétition d'un bouillonnement. Christian Lhopital joue sur un processus de déréalisation qui oscille entre vitalité animale et sauvagerie, et témoigne des liens subversifs et intempestifs que l'esthétique noue avec le réel.