Textes ci-dessous :
- Démarche de l'artiste, 2022
- Camille Llobet, Pianissimo quanto possibile, Valentina Ulisse, 2022
- Transcrire et transmettre les connections au monde, Mathilde Roman, 2019
- En regard, Anne-Lou Vicente, 2018
- Texte de Guillaume Désanges, Catalogue du 61e Salon de Montrouge, 2016
- Entretien avec Paul Bernard, Éditions Adera, 2013
Autres textes en ligne :
- Les contours de langue, 2021
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Entretien avec Denis Cerclet, publié par l'IAC, Villeurbanne/Rhône-Alpes, 2018
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Voir ce qui est dit, note de recherche, Camille Llobet, 2016
Démarche de l'artiste
Camille Llobet, 2022
« Chaque œuvre commence par une rencontre et un questionnement à expérimenter ensemble. J'imagine d'abord des dispositifs de tournage précis prenant le parti de l'expérience filmée et réalise ensuite des montages vidéos et sonores à la fois intuitifs et visant une radicalité formelle.
Deux interprètes essaient de transcrire, avec leur bouche, les premières minutes de la bande son du film Il était une fois dans l'Ouest de Sergio Leone (Prosodie, 2013). Une caméra tente de suivre les mouvements involontaires des bouches de trois danseuses en train de s'échauffer (Chorée, 2014). Une femme sourde entreprend de décrire en langue des signes ce qu'elle voit mais n'entend pas : la répétition d'un orchestre (Voir ce qui est dit, 2016). Des sportifs de haut niveau procèdent à la répétition mentale de leur parcours lors d'un entraînement singulier dans le pilier d'un pont (Faire la musique, 2017). Une soprano reproduit, dans sa voix d'adulte, les babils de ma fille (Majelich, 2018). Neuf performeurs questionnent notre perception de l'image cinématographique par sa description en direct (Sténoglossie, 2019). Des dessins, textes, partitions et performances poursuivent souvent les problématiques abordées dans les vidéos.
En 2020, j'ai initié un nouveau projet au long cours sur le milieu de haute montagne. J'éprouvais le besoin de déplacer mes protocoles de travail – jusqu'ici centrés sur l'oralité, le mouvement et la perception humaine – dans cet environnement complexe fait de roche, de glace et de neige et, aujourd'hui, en cours de disparition. Une transformation brutale due à l'accélération de la fonte des glaces et des écroulements rocheux qui situe un temps géologique au niveau de l'échelle d'une vie humaine. Cette recherche menée avec des guides de haute montagne et des géomorphologues donnera notamment lieu à un premier long métrage : un essai documentaire où la narration se fait autant par le bruit et le geste que la voix et l'image (Pacheû, 2023, en production). »
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Diplômée de l'École supérieure d'art d'Annecy en 2007, Camille Llobet a participé au Salon de Montrouge en 2016 et à de nombreuses expositions collectives comme Les Nouvelles Babylones (Centre d'art contemporain, Parc Saint Léger, Pougues-les-Eaux, 2013) ou Silences (Musée d'art et d'histoire, Genève, 2019). En 2022, ses œuvres ont été présentées dans les expositions Oral Text (Fondation Pernod Ricard, Paris) et L'Art d'apprendre. Une école des créateurs (Centre Pompidou-Metz). Elle a réalisé plusieurs expositions personnelles comme Second (Centre d'art de Vénissieux, 2014), Majelich (Printemps de Septembre, 2018), Idiolecte (Galerie Florence Loewy, Paris, 2019). Ses œuvres font partie des collections publiques françaises, dont celle du FRAC Provence-Alpes-Côte d'Azur, du FRAC-Artothèque Nouvelle-Aquitaine, du FRAC Grand Large - Hauts-de-France, de l'Institut d'art contemporain, Villeurbanne/Rhône-Alpes et du Fonds d'art contemporain - Paris Collections. En 2023, Camille Llobet présentera une première grande exposition monographique à l'Institut d'art contemporain de Villeurbanne mettant en perspective ses œuvres existantes et plusieurs travaux inédits.
Camille Llobet, Pianissimo quanto possibile1
Valentina Ulisse, 2022
Texte publié dans L'art d'apprendre. Une école des créateurs, catalogue d'exposition, dir. Hélène Meisel, Éditions du Centre Pompidou-Metz, janvier 2022, p.59
Dans ses dispositifs d'expériences filmées, Camille Llobet se propose d'étudier la nature polyglotte de nos corps, capables d'apprendre les uns des autres en interprétant l'intraduisible. Auscultant2 ces langues, l'artiste se sert d'une panoplie d'exercices collaboratifs de perception et de traduction, qui sont à la fois des entraînements sensoriels, des enquêtes sémantiques et des apprentissages sensibles.
Mettant en évidence le caractère expressif du langage, l'artiste en isole les contours – les éléments prosodiques comme le rythme, l'articulation et l'intensité – tant dans le script indéchiffrable d'un dialogue en langue étrangère que dans un monologue bruitiste enfantin. À cette occasion, elle enregistre et analyse les babillages, interjections et vocalises de sa fille avant l'apparition des mots, demandant ensuite à une soprano d'en reproduire les textures sonores et les syllabes articulées (Majelich, 2018). Pour s'abstraire de l'expérience de l'âge adulte et de sa tendance à la rationalisation, un processus de réapprentissage est nécessaire à la chanteuse lyrique afin d'imiter les tâtonnements de l'enfant et de conserver la complexité de ses néologismes. Les modulations mélodiques et motifs affectifs sur lesquels repose la prosodie interviennent tant dans la langue vocale que dans la langue visuelle.
Lorsque Camille Llobet demande à une femme sourde de lui dire ce qu'elle voit des répétitions d'un orchestre, celle-ci en restitue, dans deux courtes vidéos intitulées Voir ce qui est dit (2016), une image symphonique élaborée, s'inspirant des traits expressifs qui accompagnent le langage musical. Le rythme est donné par le débit des mouvements, l'articulation des sons est visible dans la position des instruments, les variations des volumes se reflètent dans la mimique faciale des musiciens. Nous découvrons ainsi la richesse d'une narration où chaque émotion intervient comme un élément linguistique.
En décodant un éventail de mécanismes d'assimilation, l'artiste observe le fonctionnement de nos anatomies bricoleuses, leur manière de faire face à la fragmentation du « consensus des sens3 », de compenser un désaccord entre les perceptions, cherchant une façon personnelle de s'épanouir. L'ouïe, privée de sa vue, trouve dans la pluie une matière pour combler les vides grâce aux échos sonores qu'elle produit en rebondissant sur les volumes environnants4. Transformant le monde en une caisse de résonance, Camille Llobet retrace les topographies de nos paysages, dessinant leurs formes grâce à ces bruits chargés de sens qui nous entourent.
Notes
1. « Le plus doucement possible », notation qui indique en musique une intensité très douce du son.
2. Percevoir auditivement les vibrations intérieures produites par les organes en fonction.
3. Quand « les objets sont entendus, vus, perçus, sentis en une même opération, simultanément » (Oliver Sacks, Des yeux pour entendre. Voyage au pays des sourds, [1990], Paris, Seuil, 1996, p. 32).
4. Dans son journal enregistré sur audiocassettes dans les années 1980, Notes on Blindness, l'écrivain et théologien John Hull, devenu aveugle, raconte sa fascination pour la pluie, qui lui redonne la perception des choses environnantes en faisant ressortir leur sonorité. Inspirée par ce récit, Camille Llobet mène actuellement une recherche sonore en haute montagne, où elle explore les diverses possibilités de reconstruction et de représentation spatiale du paysage par le son (Pacheû, 2020-2022).
Transcrire et transmettre les connections au monde
Mathilde Roman, 2019 *
Les media – en tant que condition de possibilité de l'existence du sensible – sont le véritable tissu connectif du monde. Ils sont responsables de la continuité entre sujet et objet et permettent la communication entre les deux sphères de la subjectivité et de l'objectivité, du psychique et du « naturel ». (...) Dans l'image, dans le sensible, la réalité se trouve à un état non objectif et prépsychologique même si psychagénique.(1)
L'œuvre de Camille Llobet se concentre sur le « tissu connectif du monde » analysé par le philosophe Emmanuel Coccia, sur la complexité dissimulée dans l'expérience immédiate et intuitive de la vie sensible. Le flux des sensations traverse en permanence nos pensées et se mêle à nos activités quotidiennes, mais il suffit de s'arrêter un temps sur ce phénomène, d'y concentrer notre attention, pour ouvrir un vaste champ d'expérimentations. C'est une démarche que Camille Llobet poursuit depuis plusieurs années, interrogeant les cheminements personnels des perceptions et de leurs interprétations. Ses recherches sur le langage l'ont amenée à s'intéresser à la langue des signes, à ses inventions et à ses combats pour exister face à l'hégémonie du verbal. Lors de ses explorations, elle rencontre Noha El Sadawy avec qui elle construit une relation de confiance qui débouche sur un projet. Noha El Sadawy va en effet assister à une répétition de l'orchestre du Collège de Genève, dirigé par Philippe Béran, et interpréter face à une caméra le spectacle visuel de la répétition, transformant en signes ce qu'elle devine de l'interprétation des musiciens. La vidéo « Voir ce qui est dit » (2016) est un court montage, issu d'une expérience menée sur plusieurs répétitions, qui frappe par le spectacle d'une étonnante et vivifiante réappropriation gestuelle de la musique. Camille Llobet filme les multiples cheminements reliant le sensible et le visible, associant les mouvements de corps et les expressions de visage de Noha El Sadawy à ceux, tout aussi fascinants, du chef d'orchestre. Tous deux sont captivants par leur inventivité et la non-littéralité de leurs systèmes de communication. Le dispositif d'installation propose deux temps d'observation. Dans le premier, le spectateur assiste à la performance silencieuse de Noha El Sadawy et de Philippe Béran, puis dans le deuxième, l'image est associée à un casque livrant les tentatives de l'artiste, qui a commencé à apprendre la langue des signes, de commenter ce que raconte l'interprète. Son récit nous fait voir une dimension corporelle et individuelle de ce qui est habituellement perçu sur le seul plan du mouvement sonore collectif, et révèle l'acuité perceptuelle non dénuée d'humour de Noha El Sadawy, qui invente aussi parfois sa propre langue.
Les raisons qui peuvent nous pousser à développer nos propres systèmes de codages internes du monde extérieur sont multiples, et si elles sont parfois liées au besoin de communiquer avec les autres, elles peuvent aussi avant tout être dirigées vers soi-même. Dans « Faire la musique » (2017), Camille Llobet filme des sportifs de haut niveau s'adonnant à des exercices de concentration mentale associés à des gestuelles les aidant à prolonger les entraînements en dehors du moment de l'exercice physique. Filmés dans un décor extérieur sobre, décontextualisés de leurs pratiques sportives, ils se livrent à des mouvements corporels et psychiques motivés par l'amélioration de leurs parcours de course (leur « run »). L'idée de l'entraînement mental interroge la relation au corps et la capacité de l'individu à l'animer, à le ressentir, voire à le maîtriser à travers l'esprit, sans le solliciter directement. Si l'action est performée pour la caméra, c'est aussi pour interroger la capacité des corps à faire image et des gestes à résonner dans les lieux. Les scènes courtes, toutes filmées dans le même lieu, sont enchaînées sans transition et créent une accumulation qui produit ses propres effets interprétatifs, non dénués d'humour. Camille Llobet prend toujours soin de transformer ses processus de recherche en des formes artistiques autonomes, où l'expérience esthétique est un outil de transmission.
« Revers » (2018) est une performance qui cherche à exprimer par le langage le flot permanent d'impressions visuelles qui nous animent quand on a les yeux fermés. Sans les repères habituels de la vision ouverte sur le monde, le dehors ne s'efface pas mais échappe à l'objectivité et bascule du côté du prépsychologique. Tout est alors plus largement interprétable, manipulable, et l'exercice de transcription orale des mouvements sensibles internes devient une performance hypnotisante pour le spectateur et vite épuisante pour celui qui tient le défi. « Revers » est construit comme un road-movie, tourné avec une équipe de tournage réduite embarquée avec l'artiste dans une voiture roulant sur une route droite dans une forêt. L'expérience perceptive intérieure est marquée par la présence de l'environnement naturel de la forêt baignée de lumière, mais aussi par le filtre important de la voiture, espace personnel ouvert sur le dehors par les fenêtres et ancrant le corps dans le bruit et les vibrations du moteur. La vidéo a été produite à l'occasion d'une invitation de l'artiste au Cyclop, où elle a découvert cette machine humaine réfléchissant la nature environnante dans une mise en scène associant mouvements machiniques et poétiques, explorations sensibles et détournements virulents de la société du spectacle. Face à l'œil unique et perpétuellement ouvert du Cyclop, Camille Llobet a choisi de fermer les paupières lors du trajet sur la départementale qui mène à Milly-la-Forêt, longue ligne droite tracée dans la forêt. Être à l'abri dans un véhicule tout en se connectant au dehors est un parfait symbole de la dualité de notre situation dans le monde, où les réseaux de relations se produisent dans des moments d'emprise et de déprise, de conscientisation et de lâcher-prise. L'expérience que Camille Llobet a mené avec « Revers », et dont le tournage n'était qu'une étape, participe d'une attention plus large portée aux trajectoires mentales de la pensée et de la formation du langage.
Soucieuse de ne pas se laisser guider par les trouvailles sémantiques, Camille Llobet s'est longuement exercée avant de parvenir à penser à voix haute, à produire une sorte de transcription analogique et verbale de ce qui se passe dans sa tête. Fermer les yeux, faire silence pour faire entendre des voix est une méthode de concentration pour accéder au soi et à un vide vibrant de l'espace qui entoure, de la lumière, et des multiples relations avec les êtres vivants. Une quête qui fait écho à celle du metteur en scène Claude Régy, si justement exprimée dans un entretien filmé en 2003, « Par les abîmes »(2). L'intensité de ces plongées dans les abîmes des relations entre parole et pensée mêle art et vie, nécessité intérieure et expérience esthétique.
« Revers » est une performance où l'artiste s'est mise clairement au centre de l'œuvre, explorant ses propres mécanismes psychiques de formation d'une image mentale à travers un système de transcription bien archaïque comparé aux expériences scientifiques qu'a pu mener Pierre Huyghe à la Serpentine à Londres (« UUmwelt », 2018), qui partageaient néanmoins des questions communes. Collaborant avec des chercheurs, Pierre Huyghe a en effet créé un dispositif simulant la production visuelle du mécanisme cognitif, superposition rapide d'images abstraites aux effets hypnotisants semblables à ceux produits par « Revers ».
Inventant ses procédés, la recherche de Camille Llobet est très liée à des expériences de vie qu'elle déploie ensuite grâce à des collaborations. « Voir ce qui est dit » témoignait déjà de cette démarche, puisque l'artiste a appris la langue des signes. Elle crée des situations la reliant aux autres en inventant des expériences partagées débordant des sphères habituelles de la communication.
En devenant mère, l'artiste a là aussi exploré une relation nouvelle au monde, découvrant la mise en œuvre par l'enfant de l'apprentissage du langage. Observant, notant, enregistrant les explorations prélangagières de sa fille tout en les resituant au sein des recherches linguistiques, l'artiste a constitué un matériau qu'elle a ensuite transformé en un projet intitulé « Majelich » (2018). Réunissant une équipe avec Magali Léger, interprète soprano, et Kerwin Rolland, ingénieur du son et musicien, elle a mené une expérience sur quatre journées, où l'enjeu était de faire entendre le babil d'un enfant à travers une voix d'adulte. Au cours de multiples prises, l'attention a été portée à la retranscription précise de cette étape prélangagière, mais aussi à la dimension sonore produite via l'enregistrement ainsi qu'à l'expérience perceptive de l'interprète. Magali Léger s'est concentrée sur le matériau transmis au casque, en évitant de l'interpréter en signifiant, mettant à distance les réflexes mentaux qui ont tendance à s'approprier un mouvement sonore en le transcrivant en mouvement de pensée. Collant au plus près des enregistrements, isolée dans un studio accoustique, elle dégage à l'image une grande force de présence et de concentration. Si le son est central dans cette œuvre, il l'est aussi de manière fantasmagorique puisqu'une part du processus, écouté au casque, nous échappe. On écoute autant qu'on regarde écouter : la matière sonore s'épanouit dans l'expressivité du visage dévoilant par moments des signes d'épuisement. La vidéo est un montage entre les différentes prises qui prend de la distance avec la dimension performative afin de produire là aussi une forme autonome qui relève, comme souvent dans l'œuvre de Camille Llobet, d'une opération de transcription. La connivence entre l'interprétation de Magali Léger et celle de Noha El Sadawy est évidente, même si pourtant toutes deux ont une relation au son très différente.
Camille Llobet montre dans ses films la manière dont un corps, une subjectivité, des émotions sont porteurs d'une expérience sonore qui excède l'audible, et qui cherche à élargir et transformer les manières dont nous nous connectons au monde.
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* Texte soutenu par l'association Le Cyclop, Milly-la-Forêt.
(1) Emmanuel Coccia, « La vie sensible », 2010, Payot & Rivages poche, p.67-69, ch.12 « De l'unité du monde ».
(2) Alexandre Barry, ARTE. L'entretien est accessible sur ce lien.
En regard
Anne-Lou Vicente, 2019
Texte réalisé pour l'exposition « Idiolecte », Galerie Florence Loewy, Paris
Si, pour émettre le langage complexe et singulier qu'est le babil, le nourrisson reproduit les contours prosodiques de la langue de ceux qui l'entourent et le nourrissent, ces derniers, dans une forme de réciprocité sympathique, parlent et produisent, en retour, des sons similaires, redoublant de la sorte le jeu d'imitation et de répétition au fil duquel se tisse cette relation pré-linguistique, affective et affectée, entre deux êtres qui s'appellent et se répondent mutuellement, apprenant ainsi à se (re)connaître et, idéalement, à s'entendre. Les langues de l'adulte retiennent-elles quelque chose du babil infiniment varié dont elles naquirent un jour ?, s'interroge Daniel Heller-Roazen1. Serait-ce le cas, il ne s'agirait que d'un écho, puisque, là où il y a langage, le babil du nourrisson a disparu depuis longtemps, du moins sous la forme qu'il avait prise un temps dans la bouche de l'enfant ne parlant pas encore. Ce ne serait que l'écho d'une autre langue, qui n'en est pas une : une écholalie, vestige de ce babil indistinct et immémorial dont l'effacement a permis la parole. Évanoui au profit de la parole, le babil a laissé des traces, de sorte que nous rejouons, sans même en avoir conscience, une part de ce langage préliminaire, enfoui en nos propres limbes.
Dans sa vidéo « Majelich » (2018), Camille Llobet donne en quelque sorte à voir et à entendre la mise en abîme (elliptique) de ce dispositif « primaire » d'écho et d'écoute, et, comme par un renversement de situation anachronique, fait babiller l'adulte.
La soprano Magali Léger y reproduit des morceaux choisis d'enregistrements de « séances » de babil de la fille de l'artiste écoutés en boucle, au casque, de sorte que nous ne pouvons les percevoir, si ce n'est par l'intermédiaire de la voix de la cantatrice qui met ici de côté ses talents d'interprète lyrique pour œuvrer davantage à une forme de performance ventriloque. En diffusant, dans cette chambre noire anéchoïque qu'est le studio de répétition, ce langage enfantin dont elle a perdu depuis longtemps l'usage et la mémoire, Magali Léger fait-elle aussi résonner l'enfant en elle2 ?
Sans en avoir préalablement connaissance, il est difficile d'identifier, d'après ceux qui « sortent », l'origine des sons (inaudibles donc) qui « entrent » via le casque et opèrent à répétition en tant que stimuli au pouvoir hypnotique. Aussi le babil se fait-il - à nouveau - oublier. Langues inconnues venues d'on ne sait où, boucles étranges, obscures borborygmes, litanies envoûtantes... : autant de paroles échappant à l'entendement que l'on imaginerait pouvoir être proférées à l'occasion de quelque rituel de transe ou de possession mystique, à l'instar du « parler en langues » (ou glossolalie). Des mots - ou plutôt des sons produits par la voix humaine - qui s'accompagnent ici d'expressions, de clignements d'yeux, de gestes, de respirations, de soupirs, etc., témoignant d'un état, quasi second, de concentration et d'effort intenses.
Si l'exercice consiste en quelque sorte à dire ce qui est entendu, Camille Llobet a, à différentes reprises, conçu et filmé des expériences consistant à dire ce qui est vu selon un régime cette fois descriptif et en cela, déjà narratif. Que fait l'expérience perceptive au langage (et inversement) ? C'est sans doute l'une des questions que s'est posée l'artiste en se livrant elle-même - une fois n'est pas coutume - à une performance sensationnelle faisant l'objet de la vidéo « Revers » (2018). Assise les yeux fermés sur le siège passager d'une voiture sillonnant une route bordée d'arbres par une journée ensoleillée, elle tâche de décrire les « impressions fugitives »3 qui tapent, à travers les paupières, sa rétine excitée par les visions que procure cette dreamachine ambulante4.
(...) des masses noires boursouflées sur le bas poussent projettent des égratignures blanches aspirées dans le rouge qui s'gonflent virent au jaune sur le haut jaune immaculé (...)
Le rythme haletant et syncopé, parfois bégayant, de cette parole jaillissante improvisée5 qui, « ex-cédée » par la vitesse et la profusion des apparitions, marque çà et là une halte, témoigne de l'impossibilité de saisir et de décrire toutes les sensations colorées générées de manière aléatoire et irrégulière par l'association du déplacement du véhicule et de la lumière qui s'y engouffre. Bien que tout à fait singulière et distincte du cut-up6, cette transe poétique aux accents psychédéliques n'est pas sans rappeler cette technique littéraire qui, à l'origine, tente de reproduire par la poésie (sonore) les visions et autres états modifiés de conscience sous l'influence de substances psychoactives et hallucinogènes. Le spectateur de « Revers » est témoin d'une expérience de cinéma élargi dont il ne perçoit que les signes extérieurs, et dont il peut, sur la base des descriptions de l'artiste, se projeter intérieurement les images, dignes d'un film expérimental des années 60 ponctué d'effets flicker et de couleurs fusant dans tous les sens, rétine et cerveau faisant respectivement office d'écran de cinéma (photo)sensible.
Pendant des semaines, l'artiste a revécu cette expérience par bribes dès qu'elle fermait les yeux, comme un phénomène réflexe de persistance qui, de rétinienne, s'est étendue sur le plan cérébral. Preuve parmi tant d'autres de l'étonnante plasticité de notre cerveau dont se servent notamment les sportifs pour répéter mentalement le parcours de leur « course » en vue d'une compétition. Dans « Faire la musique » (2017), on voit ainsi se succéder hommes et femmes, chacun se livrant, à sa manière, à une danse inconnue (et incongrue) faisant de ses mains les pieds, transporté tout à fait hors du lieu et du temps où il se trouve réellement et dont il s'agit de faire abstraction.
Piliers de l'exposition « Idiolecte », les trois expériences filmées évoquées, traversées par le motif pluriel de la répétition, véritable moelle épinière du travail de Camille Llobet, révèlent des états de concentration inouïs alliant une tension et une vibration qui circulent dans l'esprit comme à travers tout le corps. Un trouble dont le caractère communicatif tendrait à nous faire réfléchir sur la manière dont ces œuvres pourraient activer, chez nous autres regardeurs, le principe des « neuro-nes miroirs »7 selon lequel le fait d'observer ou d'imaginer une action activerait les mêmes zones du cerveau que de réaliser cette même action.
Qu'il s'agisse de vidéos, de photographies, de dessins ou d'objets, Camille Llobet nous met face à des images fortes et relativement « brutes », singulièrement et sensiblement performatives, qui expriment l'étendue des modes de communication et de transmission en même temps qu'elles explorent, en opérant des passages d'un médium à un autre, les manières dont images et langages s'informent (et se déforment) mutuellement, jusqu'à épouser les limites du lisible et du dicible. Représenté par des voies.x autres, le réel, comme absent, s'abstrait et acquiert une étrangeté vers laquelle nous sommes irrépressiblement appelés.
1. Daniel Heller-Roazen est professeur de littéraire comparée à l'université de Princeton. Voir « Écholalies. Essai sur l'oubli des langues », Paris, Seuil, 2007, p.14
2. Si elle reproduit le babil de l'enfant, Magali Léger, à un moment de la vidéo, reproduit les contours prosodiques de sa propre parole enregistrée lors d'un entretien et diffusée au casque, se livrant ainsi plus directement à un exercice de babillage.
3. Voir Clément Rosset, « Impressions fugitives ». « L'ombre, le reflet, l'écho », Paris, Les éditions de Minuit, 2004
4. La performance contient les ingrédients clés d'une expérience vécue par Brion Gysin qui lui a inspiré la conception de la Dreamachine : « J'ai eu un déchaînement transcendantal de visions colorées aujourd'hui, dans le bus, en allant à Marseille. Nous roulions sur une longue avenue bordée d'arbres et je fermais les yeux dans le soleil couchant quand un flot irrésistible de dessins de couleurs surnaturelles d'une intense luminosité explosa derrière mes paupières, un kaléidoscope multidimensionnel tourbillonnant à travers l'espace. Je fus balayé hors du temps. Je me trouvais dans un monde infini... La vision cessa brusquement quand nous quittâmes les arbres. »
5. Si l'expérience n'est pas écrite à l'avance, l'artiste s'y est préparée en faisant notamment des recherches sémantiques relatives à des impressions, des images, des souvenirs.
6. Également mise au point par Brion Gysin et rapidement adoptée par son acolyte de la Beat Generation, l'écrivain William Burroughs, la technique consiste à fragmenter un texte pour en produire un nouveau.
7. [Les neurones miroirs] sont les promoteurs du langage, ils expliquent pourquoi nous parlons avec nos mains. Ils rendent compte de l'expression des émotions ; ils sont le mécanisme de notre compréhension d'autrui », in « Les neurones miroirs », de Giacomo Rizzolatti et Corrado Sinigaglia, Paris, éditions Odile Jacob, 2007.
Catalogue du 61e Salon de Montrouge
Texte de Guillaume Désanges, 2016
De la description orale d'un film d'action par trois personnes différentes (Téléscripteur, 2006), chacune développant ses propres stratégies narratives, à des cadrages serrés sur les bouches tremblotantes de danseuses en mouvement (Chorée, 2014), les vidéos de Camille Llobet éclairent les écarts entre le langage et son objet, les intentions et les réflexes, et la manière dont le corps exprime une part non verbale de la communication. Des mises en scène volontaires des difficultés physiques et mentales à canaliser les affects, qui en retour créent des idiolectes chorégraphiques et musicaux, langages de substitut qui élargissent le champ de l'expression.
Situation simple aux conséquences complexes, Voir ce qui est dit (2016) propose la déconstruction dans l'espace d'une scène troublante. À l'origine, c'est une performance organisée par l'artiste : une femme sourde, debout à côté d'un chef d'orchestre, décrit en langue des signes ce qu'elle voit, mais n'entend pas, soit les musiciens en train de jouer. Traduction simultanée, partition en miroir des mouvements synchrones de l'orchestre, mais aussi décalque des rythmes, mouvements et réflexes quasi épileptiques du corps du chef d'orchestre professionnel. Si l'interprète sourde invente une histoire en direct en transcrivant sa perception – forcément subjective – de la scène, on jurerait parfois qu'on entend la musique, simplement en la regardant. Synesthésie chorégraphique, où le son se transforme en mouvement, mais aussi référence au cinéma muet et au langage corporel du burlesque, les deux films issus de la performance sont une réflexion sur le langage comme acte créatif. Toute traduction doit accepter la déviance d'un message initial et, sur le principe du téléphone arabe, cette entropie du discours crée une forme de poésie. De fait, tout se passe dans les interstices et le non-dit, cette zone inaccessible de la perception intime, à la fois proche physiquement et d'un exotisme radical.
Entretien de Camille Llobet avec Paul Bernard
Publié dans « Camille Llobet, Monographie », Éditions Adera, 2013
Paul Bernard
Pour commencer, je voudrais que tu évoques les ateliers que tu réalises depuis quelques années avec des déficients visuels. Peux-tu me dire comment cela a commencé et quel type d'expériences tu mènes avec eux ?
Camille Llobet
Il y a deux ans, une association de déficients visuels est venue me trouver pour réaliser la documentation de leur voyage au Cameroun. J'ai monté avec eux un atelier de description sonore. Il s'agissait de s'immerger dans un espace urbain et d'en décrire les bruits, les textures sonores, mais sans en identifier la source. Cette expérience a été particulièrement enrichissante et nous avons ensuite décidé de la rejouer avec des descriptions tactiles. Je propose un objet, suffisamment étrange et complexe pour qu'il ne soit pas tout de suite identifiable : une serrure de porte, une languette de chaussure de ski, une pince étiqueteuse, un bout de tuyau d'aération, un manchon de vélo... Cet objet circule dans les mains de chaque membre du groupe qui en décrit la forme tandis que les autres lui posent des questions. On obtient une suite d'indices relativement abstraits. On commence par spéculer sur une image qui est remise en cause dès les indices suivants. On finit par se perdre dans un récit qui tend vers l'absurde. Les descriptions sont d'abord assez approximatives, puis il y a des trouvailles de mots, un vocabulaire particulier qui se met en place. D'une personne à l'autre, les stratégies de description diffèrent. Certains utilisent systématiquement des unités de mesure tandis que d'autres fonctionnent par comparaison et associations d'idées. Ainsi, pour décrire un élément du socle d'une cafetière, l'un des membres avait donné pour image un « œuf bien aiguisé, coupé dans la longueur ». J'ai mené une série d'expériences similaires avec de très jeunes enfants. Là ça n'est pas la vue mais le vocabulaire qui fait défaut. Je leur ai par exemple demandé de décrire une fissure dans un mur. Or le mot même de fissure leur est inconnu. Ils ont donc employé une série d'adjectifs qui se rapportent à un état plutôt qu'à un concept. Tous ces projets infusent mes recherches plastiques. Pointer les mécanismes de construction d'un récit, d'une mise en formulation, me permet de donner corps à des choses indescriptibles, ou plutôt qui excèdent la description.
Paul Bernard
Ces expériences de descriptions sont liées à un handicap, un défaut des sens. Tu portes également beaucoup d'intérêt aux neurosciences, à certains troubles de la perception.
Camille Llobet
Je m'intéresse aux handicaps qui modifient la capture de l'information et son traitement. Le contournement d'une défaillance va produire de nouvelles façons d'appréhender le monde. Ce sont des modes de perception inventés, bricolés, qui échappent aux codes d'un langage normé. Les études de symptômes de maladies neuronales, comme celles qu'a pu faire Oliver Sacks par exemple, permettent de saisir comment fonctionne notre cerveau. Quels sont les canaux que va emprunter une information pour être synthétisée et comment peut-on contourner ces canaux lorsqu'ils sont déficients ? Ces symptômes et ces détours inspirent un certain nombre de mes travaux. Dans la photographie Kastra-Faliro, le trouble de la vision s'explique par des raisons topographiques et architecturales. Il y a un effet de compression des couches qui annule la profondeur de champ. Mais c'est un trouble que l'on retrouve aussi chez certains malades qui ne perçoivent pas les couleurs et pour qui le monde se donne à voir dans une impression de brouillard, une atmosphère grisâtre. Il leur est impossible de « faire le point ».
Paul Bernard
Tu te mets dans un rapport de proximité avec ces manières de percevoir. Cela m'évoque les films médicaux d'Éric Duvivier ou encore le film L'Enfant aveugle 2 de Johan Van der Keuken. Une forme d'identification qui diffère d'un regard scientifique et distancié.
Camille Llobet
Van der Keuken dit utiliser sa caméra comme un bâton d'aveugle, en procédant par tâtonnements, fragmentation de l'espace pour le baliser. Dans ses films, le monde s'envisage d'abord comme un agencement de formes. Il termine d'ailleurs L'Enfant aveugle 2 en saluant Herman, l'enfant, avec un « Au revoir, chouette petite forme ». Maxime Gorki a écrit un très beau texte lorsqu'il a découvert le cinéma pour la première fois en 1896. Proprement effrayé, il le définit comme le « royaume des ombres1 », décrivant les textures qui apparaissent sur l'écran plutôt que l'histoire qui s'est jouée devant lui. C'est un peu comme une vieille affiche que l'on a chez soi depuis longtemps. On finit par ne plus prêter attention à ce qu'elle signifie pour n'entrevoir seulement qu'un enchevêtrement de surfaces abstraites.
Pour en revenir à cette proximité avec le sujet, Van der Keuken a aussi cette façon de confier la prise de son à l'enfant, comme pour mieux éprouver les sensations qui le parcourent. On retrouve cette idée dans le cinéma de Jean Rouch, un autre cinéaste qui avance par approximations successives, dans un rapport très étroit avec ce qu'il filme. Dans Moi, un Noir, il confie la voix off de la narration à son personnage principal, lui demandant de commenter en direct. Une façon de montrer un cheminement de pensée, avec son propre langage, ses répétitions, ses associations d'idées.
Paul Bernard
Tu nourris également un intérêt particulier pour le cinéma de Robert Bresson et ses procédés de fragmentation. Dans ses Notes sur le cinématographe, il dit de la fragmentation qu'elle « est indispensable si on ne veut pas tomber dans la représentation », qu'elle permet de « voir les êtres et les choses dans leurs parties séparables » et de « les rendre indépendantes afin de leur donner une nouvelle dépendance2 ». L'une de tes pièces, Dallas, le 22 novembre 1963, joue d'une fragmentation excessivement développée d'un événement qui ne dure que quelques secondes : l'assassinat de Kennedy tel qu'il fut enregistré par Abraham Zapruder3.
Camille Llobet
Dallas se veut une tentative de description extrêmement minutieuse de ce qui se joue dans les quelques images de Zapruder. L'entreprise d'une description exhaustive confine toujours à l'absurde, comme la carte de Borges, tellement précise qu'elle a la même taille que ce qu'elle est censée schématiser. Il y a là une contradiction entre la précision et la lisibilité. À force de déplier, il devient impossible de synthétiser. J'ai choisi cet événement parce que tout le monde connaît ces images, la tête de JFK qui explose et Jackie en tailleur rose à quatre pattes sur le coffre de la Cadillac. Et bien sûr, ces quelques secondes ont déjà été mille fois décortiquées, donnant lieu à un nombre considérable de spéculations sur un événement qui demeure irrésolu. En poussant comme je le fais la description, on épuise ce dont il est question pour se plonger dans une abstraction. On finit par atteindre une matière qui a la qualité d'un souvenir.
Dans la mise en espace sonore de l'installation, on peut se déplacer d'une description à une autre, de proche en proche. On retrouve ce principe de bâton d'aveugle. Petit à petit, des indices se mettent en place que l'on va retrouver d'un haut-parleur à l'autre et qui vont nous permettre de reconstituer mentalement l'espace.
Paul Bernard
Dans Dallas, tu décris aussi des corps impactés par un événement qui demeure hors champ. Dans Décrochement, tu saisis les gestes d'une remise en marche après un temps d'arrêt. Téléscripteur ou Prosodie jouent du rapport entre une parole en train de se former et la manière dont elle s'incarne dans les micromouvements qui parcourent un visage. Tes études sur la description, le langage, la schématisation amènent toujours à questionner le corps et le mouvement.
Camille Llobet
Je suis particulièrement attentive à la retranscription par le corps d'un état intérieur. L'une des personnes avec qui je travaille est aveugle de naissance. Lorsqu'elle éprouve un sentiment de plaisir, elle écarquille fortement les yeux, ouvre grande la bouche pour un large sourire et son corps est parcouru par des frissons. Comme si les images du cerveau suintaient dans tout son être. Cela échappe à tout contrôle et tout code social puisqu'elle n'a jamais pu voir quelqu'un d'autre exprimer ces sentiments. Dans certains de mes travaux, je donne à voir des corps tellement concentrés sur l'exercice qu'ils sont en train de réaliser qu'ils laissent échapper toute une palette de micro-mouvements. Décrochement est le plus explicite de ce point de vue. L'idée m'en est venue lors d'un voyage en Chine. Je me suis retrouvée dans un site très touristique, au milieu d'une foule de gens qui s'arrêtaient quelques secondes pour se prendre en photo avant de se remettre en marche. On a vraiment ce sentiment de quelque chose qui dérape, qui décroche. J'ai essayé de capter ce moment très fugace, où les corps s'affaissent légèrement, se décrispent, reprennent leur souffle, avant de s'en retourner dans la foule.
Paul Bernard
Pour Décrochement, il s'agit de situations piquées sur le vif, mais pour d'autres projets, tu crées des dispositifs particuliers de transcription qui « assèchent » en quelque sorte tes interprètes, réduits à des machines, à des téléscripteurs...
Camille Llobet
Bresson avait pour habitude de faire répéter ses acteurs, qu'il appelait ses « modèles », jusqu'à soixante-dix fois la même scène, afin d'aboutir à un automatisme qui soit le plus proche possible de la vie réelle et non de sa représentation. J'essaie dans les expériences que je mène de trouver des principes similaires d'épuisement. Dans Téléscripteur les interprètes prennent place dans un circuit de machines. Ils regardent un film diffusé sur un moniteur tandis que leur commentaire et leurs gestes sont captés par un micro et une caméra. Le corps parlant est réduit à un appareil de réception / diffusion. L'action est tellement rapide qu'ils n'ont pas le temps de prendre conscience de ce qu'ils sont en train de faire. L'expérience demande une telle concentration que toutes les mimiques et les tics de langage sont involontaires. Plus on avance, plus le discours devient naïf, c'est presque un discours d'enfant. Parfois, lorsqu'ils ne trouvent pas les mots ou n'ont pas le temps de les dire, c'est avec leur visage qu'ils vont imiter un mouvement. Paradoxalement, c'est en le faisant devenir machine, en le faisant échapper à l'intellect, qu'on réincarne un corps et un langage, qu'on en révèle tous les phénomènes discrets. La même chose se joue avec Prosodie, œuvre dans laquelle il est question d'une transcription sonore. Là, le corps est réduit à des oreilles et à une bouche. Je ne leur demande pas d'être justes dans les bruits qu'ils produisent avec leur bouche, mais avant tout d'être synchronisés avec ce qu'ils entendent. Ce ne sont pas des beatboxers, ils éprouvent donc une vraie difficulté. Ils bégaient, hésitent mais finissent par faire passer des intonations, des densités, des rythmes. On atteint quelque chose de l'ordre du charabia enfantin. On dit que ce sont les premières choses qui font sens chez les enfants en plein apprentissage de la langue : ils en perçoivent d'abord les contours prosodiques et l'expérimentent dans des sortes de babillages intonatifs.
Paul Bernard
On retrouve cette quête d'un reste formel dans Squelette de liste. Tu neutralises le contexte d'émission et les éléments signifiants de ces griffonnages quotidiens pour faire émerger un résidu abstrait. Ce processus est quasiment inversé dans Graffiti : là, tu récites les lettres, mots et codes de graffitis urbains, des signes qui l'appréhendent d'abord par leur dessin archi-stylisé et dont la signification sémantique est finalement assez secondaire. Cette façon de scruter minutieusement les détails négligeables donne aux méthodes que tu emploies un caractère scientifique, psychiatrique, voire policier.
Camille Llobet
J'ai une tendance naturelle à observer les choses de trop près. Je privilégie le mouvement du regard à la vision d'ensemble. J'aime me faire surprendre par un détail sans entrevoir le contexte auquel il appartient, prêter attention à la conséquence d'un événement plutôt qu'à sa cause. L'historien Carlo Ginzburg parle de paradigme indiciaire pour évoquer le modèle épistémologique des sciences sociales modernes. Une façon de procéder qui donne une importance considérable aux traces involontaires, et dont il trouve les origines dans les méthodes psychanalytiques de Sigmund Freud, les enquêtes de Sherlock Holmes ou encore chez l'historien de l'art Giovanni Morelli, capable d'identifier les tableaux de maîtres en observant les détails dépourvus d'intérêt, comme les lobes d'oreilles, les ongles, la forme des doigts... Une façon de procéder qui transforme « n'importe quel musée d'art en un musée du crime4 ». Pour en revenir à Graffiti, cette lecture mécanique des inscriptions sur les murs est liée au rythme de mon parcours dans ces villes que je découvre, selon que je sois à pied ou en train. En les lisant à haute voix, je cherche à révéler un caractère familier dans ce langage qui m'est pourtant inconnu. On en revient à cette dimension prosodique que j'évoquais. C'est la même chose pour Squelette de liste : je passe beaucoup de temps à copier, point par point, des griffonnages sans valeur. Une manière pour moi d'éprouver par le temps ce qui se cache dans ces lignes jetées négligemment sur un vulgaire bout de papier. Par la variété des tracés, ces dessins agissent comme des révélateurs, donnant à voir la mélodie d'une pensée quotidienne.
1. Maxime Gorki, article sur les Films Lumière présentés à la Foire de Nijni-Novgorod. Article signé J. M. Pacatus et paru dans le quotidien Nijegorodskilistok, le 04 juillet 1896. L'intégralité de l'article est traduit en français par Claude-Henri Rochat, in Jay Leyda, Kino, histoire du cinéma russe et soviétique. Lausanne, L'Âge d'homme, coll. « Histoire et théorie du cinéma » 1976, p. 472-473.
2. Robert Bresson, Notes sur le cinématographe. Paris, Gallimard, Folio, 1975, p. 93.
3. Abraham Zapruder est devenu célèbre pour avoir, alors qu'il filmait le cortège présidentiel de Kennedy, enregistré l'assassinat du président le 22 novembre 1963.
4. Carlo Ginzburg, « Traces, racines d'un paradigme indiciaire » in Mythes, emblèmes, traces. Morphologie et histoire. Paris, Flammarion, coll. « Nouvelle bibliothèque scientifique » 1989, pp. 139-180.