Claires réalités, texte de Philippe Agostini
Publié par Roven - Revue critique sur le dessin contemporain, n°14, mars 2019
Les Plus Belles Heures de Marie-Claire Mitout se présentent comme de simples scènes, des moments vécus, des lieux ou des situations observés et restitués en un long et impressionnant catalogue de petites gouaches sur papier.(1) Les sujets en sont divers mais récurrents : paysages, groupes de personnages dans des espaces extérieurs ou intérieurs, moments de vie intimes comme des repas, des baignades ou des siestes, mais aussi des visites de lieux culturels. Tous les motifs qui scandent ce vaste ensemble ne sont cependant pas abordés de la même façon ; outre le fait que l'étendue temporelle de ce travail, commencé en 1990, atteste naturellement d'une évolution stylistique, cette diversité se manifeste surtout par la variété des points de vue adoptés et par leurs manifestations plastiques.
Tantôt en une visée unique, elle traduit un moment de contemplation devant un site choisi ou restitue l'émotion vécue d'un moment particulier, tantôt par jeux de fenêtres emboîtées, elle combine les différents éléments qui contribuent à raviver les souvenirs qui ont fait naître le désir de cette image. Dans tous les cas, cependant, il s'agit de représentations différées. Si certaines d'entre elles, par la précision des détails, semblent s'appuyer sur un support mécanique (photographie par exemple), d'autres sont assurément des reconstructions mentales, de pures compositions cherchant moins à restituer l'aspect réaliste que l'ambiance d'un contexte, d'une rencontre et des sensations associées. Ainsi, d'image à image, c'est à cet écart permanent entre objectivité et subjectivité du regard que nous sommes confrontés, ou plutôt, auquel nous sommes conviés à participer.
C'est une question semblable qui sous-tend l'utilisation des moyens graphiques et picturaux. Du choix de l'aplat neutre – qui s'applique indifféremment aux sols, aux cloisons, aux tissus, aux objets et à leurs ombres – à l'emploi de myriades de signes – lignes cursives, points, gouttes, alvéoles... figurant des jeux d'ombres ou de lumière, des reflets ou des formes décoratives –, en passant par les modes de représentation de l'espace – échelles de plans, perspective cavalière ou sensible... – tous les moyens sont mobilisés pour prendre acte de cet écart et en décliner les variations mémorielles.
Le frémissement d'un plan d'eau ou l'écume d'une vague nous renvoie aussi bien aux estampes japonaises qu'aux études de Georges Seurat ou d'Alex Katz, les ébats de baigneurs évoquent ceux de Lucas Cranach dans La Fontaine de jouvence et d'Alex Colville dans La Nageuse, ou encore les multiples interprétations de David Hockney. Les jardins, et plus précisément les végétaux qui les composent, doivent autant à Paul Gauguin qu'aux peintures chinoises du XVIe et XVIIe siècles. On pourrait ici tenter de dresser une liste des références – ou plutôt des fréquentations – de Marie-Claire Mitout, si elle ne le faisait pas déjà explicitement elle-même, ce qui ne conduirait qu'à confirmer ce que nous savons déjà : la peinture se nourrit de la peinture. « J'aime tout » écrit-t-elle, et s'il faut entendre dans cette déclaration une consonance amusée en rapport avec son nom, nous ne pouvons que la croire quant à ses intentions. « Tout » n'est en rien un absolu et ne signifie donc pas la totalité, mais plutôt la diversité et surtout la curiosité. Par contre, il semble important de noter que ces références ne se veulent pas ici des démonstrations savantes, elles témoignent tout au contraire d'une humilité. Elles permettent de délimiter en partie le territoire dont l'artiste trace les contours, et peut-être aussi de comprendre l'interaction permanente qui est à l'œuvre entre le réel et l'imaginaire et la façon subtile dont la réalité de l'artiste, et occasionnellement la nôtre, s'établit. Ainsi, associés à une situation initiale vécue, ce sont autant des citations directes d'œuvres que de petites phrases échangées, lues ou entendues qui s'agrègent dans l'espace de ces représentations, qui, s'y croisant en tissent la trame, cherchant à traduire de la façon la plus approchante l'émotion de l'instant passé ou le présent de l'image.
Le fourmillement de signes, qu'ils soient purement plastiques ou plus narratifs (jeux de vignettes, mise en abyme des sujets, costumes, mobiliers, contenus textuels, etc.) constitue la densité de ce dispositif pictural complexe qui témoigne d'une double intention : celle de prendre acte des temps de sa propre histoire et celle de rejoindre, en ces stations figurées, le cortège des images qui la fonde.
Témoin d'heur
Les Plus Belles Heures – titre qui évoque indéniablement les livres d'heures du Moyen âge et en assume la filiation graphique – apparaît comme un étonnant projet de retranscription picturale des temps forts qui rythment le quotidien de l'artiste. La présence quasi permanente d'une figure qui arbore ses traits, semble de ce point de vue sans ambiguïté. De dos, de profil ou de face, debout, assise, les représentations de l'auteure et de ses proches nous introduisent et nous invitent à partager ses temps choisis, voire à les revivre. Celle qui peint l'image, ou dépeint la situation, y est simultanément personne et personnage. Elle voit, se voit, est vue, étant à la fois celle qui vit ce que nous voyons et celle qui donne à voir.
Ce projet pourrait être considéré comme un recueil exhaustif de ses faits et gestes et, d'une certaine façon, nous donner à penser que l'auteure s'y livre complètement ou, tout au moins suffisamment, pour que nous puissions en établir un portrait fidèle, non d'un point de vue physique (les signes de reconnaissance étant souvent ramenés à une figuration minimum), mais mental.
Conçu apparemment en une suite fragmentaire additive dont les temps représentés traduisent pour l'essentiel des sentiments de quiétude ou d'insouciance – marqué néanmoins de préoccupations plus graves –, doit-on considérer que le terme « journal peint », parfois utilisé pour définir cette œuvre, est adéquat ? Si un « journal » est la consignation d'événements vécus, chacun sait toutefois que cette retranscription est un fait de langage et, même dans la situation la plus analytique (journal de bord), il ne saurait totalement être une restitution exacte, mais bien une transcription partielle des faits notables ou remarquables.
Dans le cas de ces travaux et puisque de surcroît il s'agit d'images peintes, cela signifie que chaque tableau est bien un condensé de temps réel dont on ne saurait dire la temporalité exacte, ce dont on peut déduire qu'il ne reproduit en rien l'évènement mais en invente une équivalence iconique. Par ailleurs, les différentes strates de temps qui composent Les Plus Belles Heures, de l'unité interne de chaque image à leurs successions globales et chronologiques, en passant par leurs interférences diachroniques subtiles, sont celles d'un récit complexe. L'ensemble des peintures compose bien un tissu narratif dont les temps successifs représentés ne racontent pas la vie de l'artiste, mais peut-être plutôt celle de son personnage témoin.
Si l'emploi d'un tel dispositif existe bien dans la tradition picturale occidentale(2), il semble cependant que ce soit plutôt à l'époque moderne que celui-ci se soit développé.(3) Différent du simple autoportrait, le peintre en sujet-témoin est l'un des personnages de la scène représentée à laquelle il participe pleinement : l'auteur inclus dans l'espace de son tableau comme partie prenante de l'action figurée – ceci n'est pas sans rappeler la fonction symbolique du donateur dans la peinture religieuse ou votive – devient ainsi son propre commanditaire, incarnant avec sérieux, humour ou gravité un rôle, réel ou fantasque. Marie-Claire Mitout en figure-témoin (figurante ou actrice principale) authentifie par sa présence ce qui a, a eu ou pourrait avoir lieu dans le présent de son époque. Bien davantage encore, la récurrence des apparitions de son double peint nous introduit dans la familiarité (plutôt qu'une intimité) du monde qu'elle élabore. Comme dans toute fiction, la réalité vécue n'est jamais loin, mais elle est donnée sous une forme sublimée.
Serait-il exagéré d'avancer que Les Plus Belles Heures(4) est avant tout une histoire parallèle quoique exacte, une fiction indispensable dont la trame autant que le séquençage permet moins de se raconter que de nous confier ses bonheurs à vivre et à peindre, et même à vivre de les peindre. « Oui, l'art donne de la hauteur à ta vie ! » ou « C'est la peinture qui te souffle ta vie. » inscrit-elle par exemple dans deux de ses compositions.
Fortunes des Plus Belles Heures
En décembre 2017, en réponse à la commande du Centre d'Art Contemporain de Meymac pour un calendrier de l'avent monumental, Marie-Claire Mitout proposait un ensemble d'images disposé sur la façade principale de l'abbaye St André. Les gouaches réalisées à cet effet, agrandies par reproduction sur toiles, visibles depuis l'extérieur, en occultaient les fenêtres : 24 pour 24 heures d'une journée idéalisée ou 24 jours consécutifs se confondaient ainsi entre fiction et réalité.(5)
Au-delà de l'effet féérique lié à la période festive, le compte à rebours opéré par cette mise en scène intitulée Le songe, une nuit et un jour, donnait à voir un florilège des Plus Belles Heures de son personnage-témoin. Offrir l'ordinaire consigné en peinture (et en mots) de ces jours heureux (réels ou rêvés), récapituler ou passer en revue les moments marquants qui ont rythmé une période, revivre et faire revivre par ces arrêts sur image les différentes stations d'un chemin parcouru qui, tout particulier qu'il soit, ressemble par bien des aspects à celui de beaucoup d'autres personnes, c'est donc faire davantage qu'un simple retour sur soi : c'est raviver les façons qu'ont les êtres de se tenir au monde.
Dans une carte mentale(6) tracée en 2017 par Marie-Claire Mitout, on suivra ses associations d'idées qui, de chemins en carrefours, témoignent autant des mots d'humeurs que des références qui font racines ou passerelles. Cette cartographie du Moi peut donc tout aussi bien être lue comme une mise à plat des synapses produisant les ramifications complexes d'un ouvrage que comme un programme idéal des travaux et des jours à venir. Parmi ceux-ci se trouve notamment le travail réalisé au cours des répétitions et le spectacle d'Œdipe à Colone donné par la compagnie du Théâtre du Point du Jour.(7) Cette suite de peintures, réalisée parallèlement aux Plus Belles Heures, résulte d'une combinaison de croquis pris sur le vif et de prises de vues ponctuelles qui introduit une certaine nuance de l'approche graphique. En effet, si les fonds faits d'aplats vifs restent proches des autres travaux, la restitution des postures des acteurs autant que la précision de leurs traits mettent davantage l'accent sur leur identité respective, insistant ainsi sur les personnes qui incarnent ici les personnages de la pièce.
De cette expérience du regard est née l'envie d'un voyage sur les terres de Sophocle, pour prendre la mesure de ce qu'il était advenu des lieux. Parcourant Colone – aujourd'hui métamorphosée, avalée par Athènes –, revenant sur les traces physiques d'un lointain passé, l'artiste cherche à retrouver les signes qui donneraient corps à ce lieu rêvé depuis le texte antique. Ces gouaches prennent acte des situations, avec humour et décalage. Si les peintures du Songe contenaient les amorces de l'intérêt porté à la culture japonaise (estampes, ballets de cerfs-volants(8) ou même parures d'une chemise aux motifs de flore et faune), dans l'une des gouaches de l'ensemble des vues de la Grèce, Œdipe au Japon, le parallèle y est établi de façon assez inattendue : passant devant une plaque commémorative de Sophocle(9) le témoin lit, à un chien qui le suit, un passage du Tombeau d'Œdipe de William Marx : « Si Colone avait été une banlieue de Kyoto, on y aurait trouvé un sanctuaire shintoïste, dédié à Œdipe car il existe à Kyoto un prince aveugle et déchu, un Nô célèbre du nom de Semimaru. » Ainsi, partant à la recherche d'un paysage, il arrive que l'on en rencontre un autre ; il en va de même ici pour les personnages, hasard objectif offrant l'occasion sans doute de se projeter dans un autre voyage.
Ce n'est peut-être pas qu'une malice de la fortune si, comme en un battement de paupière, les 24 peintures aveuglant les fenêtres d'un lieu d'images l'éclairaient simultanément de visions heureuses et/ou prémonitoires ou si ce récit gigogne, faisant se côtoyer quelques unes des figures tutélaires de l'artiste, recelait la destinée de l'œuvre.
Il arrive parfois que les rêves deviennent réalité, nous dit l'adage. Promenant au fil du temps son témoin dans Les Plus Belles Heures, Marie-Claire Mitout tente de retracer en peinture la trajectoire d'un parcours de vie qui ressemble ou ressemblerait un peu au sien. Mais si l'opus qu'elle réalise est nourri de ce qui l'affecte en tant que personne et en tant qu'artiste, si elle témoigne partiellement sans la redoubler de son existence, il arrive aussi que l'œuvre, comme animée d'une force interne, finisse par générer des évènements ou des directions qui conduisent son créateur à les considérer pour effectuer le pas suivant. Marie-Claire Mitout fait ainsi le pari que c'est de l'œuvre et par l'œuvre que s'effectueront les trajectoires suivantes. Elle veut croire à la réalité des songes que lui offre la peinture.
1. Chaque peinture de 19,5 x 28 cm environ se présente de façon horizontale. On notera que les petites dimensions des gouaches de ces Plus Belles Heures, que l'on peut de toute évidence assimiler à des miniatures, invitent le regardeur à s'approcher au plus près sur l'ouvrage s'il veut en apprécier toutes les délicatesses.
2. On en trouve un très bel exemple dans L'adoration des mages de Botticelli où ce dernier s'est figuré parmi les spectateurs.
3. Ainsi par exemple de L'atelier de la Condamine de Bazille, Les cuisiniers dangereux d'Ensor, Mes grands-parents, mes parents et moi de Frida Kalho, Quel avenir pour notre art n°3 de Cheri Samba.
4. Dont le titre complet est Série autobiographique "Les Plus Belles Heures" - Trace du meilleur moment du jour passé.
5. La durée du calendrier de l'avent est traditionnellement de 24 jours. Usant de cet argument comme d'une trame narrative, l'artiste s'est plu à faire se confondre les durées, à jouer de leur élasticité (« 24 heures = 24 jours = 24 mois = 24 ans... »), faisant de ce récit « du meilleur des heures [...] un programme de vie ». On retrouvera les signes de cette formule aussi bien dans un ensemble de dessins intitulé Un emploi du temps idéal [...] que dans Le meilleur du mois (2013) composé de 12 peintures à l'huile de grands formats.
6. Les Plus Belles Heures, Le songe, publié avec le soutien du CAC de Meymac et les loin pays, mai 2018.
7. Mise en scène de Gwenaël Morin, juillet 2018, Lyon.
8. Les cerfs-volants sont des réalisations de l'artiste japonais Shimabuku.
9. Plaque commémorative située sur la terrasse du présumé Tombeau d'Œdipe.