INTRODUCTION
Ludovic Paquelier, 2013
La démarche artistique que je développe depuis des années consiste à raconter des histoires à partir d'images puisées dans un stock disponible (magazines, publicités, cinéma, etc.). Ces éléments sélectionnés peuvent être moteurs de dessins ou de peintures (à l'acrylique noire sur toile ou sur mur) et, parfois, de volumes. J'élabore des univers proches de la science-fiction, menacés de dangers divers et peuplés de villes-fantômes. Les formes, scènes ou paysages représentés, se combinent la plupart du temps dans un aspect fragmenté, avec une dimension de prolifération. Les figures évoluent dans une atmosphère énigmatique et cinématographique. Réalisées principalement in situ, mes peintures s'adaptent au lieu dans lequel elles sont exécutées.
SELLES DE VÉLOS ET IMPALAS NOIRES : LE MONDE DILIGENT DE LUDOVIC PAQUELIER
Madeleine Aktypi, 2010
Catalogue monographique, Éditions ADERA, 2010
Like a chance meeting of an umbrella.
And a sewing machine in a black Impala.
Mixin' metalflake with a jet propeller.
This monotonous flywheel is the junk of life.
This desire magneto... this is not a pipe.
Prob'bly Picasso painted this pinstripes. (1)
The Cramps, I'm Customized in Flamejob LP, 1994
Certes, I'm customised n'est pas le meilleur morceau que The Cramps aient composé durant leur tumultueuse carrière. Cependant, ses paroles pourraient s'accorder aisément aux surfaces bicolores des peintures murales de Ludovic Paquelier. L'attrait que ce groupe garage punk américain exerce sur l'artiste n'en est pas la raison principale. Celle-ci réside plutôt dans l'hypothèse qu'en peignant, il opère des déplacements équivalents à ceux qu'effectuèrent les Cramps, notamment quand ils revisitèrent - version psychobilly - la fameuse phrase d'Isidore Ducasse (2) qui médusa Breton, inspira les avant-gardes et infléchit le profil artistique du XXème siècle.
Le choc d'une rencontre improbable, qui, emblématisé par un parapluie et une machine à coudre sur une table de dissection, a pendant longtemps contenu et présenté le beau moderne, est désormais devenu chose évidente et monnaie courante. Mais, les effets du collage insolite ne sont pas pour autant devenus, heureusement, le monopole des stratégies publicitaires et des mots d'ordre postmodernistes. Une partie de la nouvelle génération d'artistes que l'art contemporain a parfois du mal à nommer, même s'il arrive assez bien à les intégrer dans son circuit de plus en plus tentaculaire et extensible, poursuit ainsi les chemins obscurs de Maldoror.
Les constructions picturales de Paquelier sont le produit d'une série d'inventions joueuses et de réajustements intuitifs entre le blanc et le noir, entre le tout et la partie, entre l'espace de la maquette et le lieu d'exposition. Ils sont le fruit d'un ensemble de transformations électrisantes – comme on aimait le dire au siècle de Lautréamont. En effet, la plupart de ses créations impliquent de prime abord un travail de sélection et une pratique de la découpe pour aboutir au collage préalable, flexible et adaptable, qui mènera graduellement à la peinture murale. L'artiste opère par couches de couper-coller et par calques de copier-coller – même s'il utilise son ordinateur principalement pour écouter de la musique. En effet, chez lui, Photoshop demeure la plupart du temps périphérique et ne sert le plus souvent qu'à effectuer un premier prélèvement, qui précède le découpage manuel. Il n'en reste pas moins que Paquelier est un artiste de l'ère des ordinateurs et de la culture des interfaces. (3) Bien plus qu'un effet d'image, la formule d'Isidore Ducasse impliquerait une pratique anthropologique dont ont également hérité nos ordinateurs : prélever de l'hétérogène / mettre sur un même plan / coudre.
A l'instar de la chanson des Cramps, les compositions en noir et blanc de Paquelier mélangent métaux terrestres et hélices célestes - non pas dans une bête, noire et preste, de la savane ou de la route (4), mais sur la blancheur éclatante d'un mur. Ses fresques hétéroclites n'interpellent pourtant pas seulement les amateurs de la culture underground américaine et les lecteurs de Deleuze et Guattari, qui peuvent éventuellement y projeter le « système mur blanc - trou noir ».(5) Son œuvre fait signe à notre expérience quotidienne. Nous passons une bonne part de nos jours et de nos nuits à nous fatiguer et à nous détendre devant l'ordinateur, qui n'est que le lointain petit-fils de la machine à coudre et du métier à tisser – première machine à calculer la différence, le positif et le négatif, le noir et le blanc. (6)
Paquelier travaille en triant, aux ciseaux ou à l'appareil photo, parmi un vaste stock d'images en tous genres (sa base de données), retenant celles qui conviennent à la composition en cours, avant de prendre en main les pinceaux et autres outils de peinture. Conçus pour les lieux qui les accueillent et effectués in situ, ses collages voient d'abord le jour – ou plutôt la nuit – dans son atelier. On peut imaginer sa table de dissection pleine de clichés photocopiés de films d'horreur et de vestiges sci-fi, d'instantanés étranges de séries b et de photos de proches utilisés comme modèles, de pages et de membres découpés dans les magazines, de comic strips et de reproductions d'œuvres d'art, de têtes de rockers et de coupures de journaux ou encore de nombreux dessins fraichement exécutés à l'encre de chine ou au crayon, rapidement ou avec minutie. Ces références propres associées à des données historiques, politiques, architecturales ou anecdotiques, glanées à propos du lieu d'accueil, permettent à Paquelier d'élaborer un procédé métonymique et de fixer une première séquence visuelle. Ces collages minutieux initiaux sont réalisés sur une maquette précise avant d'être projetés, réajustés et peints à l'acrylique noir sur la réserve blanche des murs. La maquette est ainsi une sorte de carnet de notes tridimensionnel, qui devient secondaire vis-à-vis de l'expérience à l'échelle un sur un. L'espace d'exposition induit des aménagements perceptifs et permet des improvisations. A la précision graphique du trait figuratif répondent les pollutions énergiques des empreintes abstraites que laissent les différents accessoires que Paquelier jette et traîne contre les murs : selles de vélo, serpillères, tiges en bois et autres objets, tous insignifiants et tous imbibés d'encre noire. De la tension entre figuration et abstraction, émerge une sorte d'écriture automatique, de montage spatial ou ontologique, (7) déployant des narrations extravagantes : les zombies omophages de Subsistanz (2006) ; la foudre et le transformateur électrique sous le regard mort-vivant de Sharkaman au sein d'une nature grouillant d'étranges insectes dans Last Summer (2007) ; le Blob de 1958 menaçant ouvertement le campus de l'INSA à Lyon en 2009 ; Cary Grant rejouant la fameuse scène de La Mort aux Trousses sous l'ombre du fort local et le regard terrifié du couple de La Guerre des Mondes (1953) dans The Killer Storm (2006) ; la volée d'œuvres d'art et d'empreintes explosives qui tournoient dans un vortex perspectiviste autour du crâne couteux et funeste de Damien Hirst dans Poltergeist (2009).
On pourrait rapprocher le travail de Ludovic Paquelier de celui de Gérard Gaziorowski, de Raymond Petitbon, d'Henry Darger, d'Öyvind Fahlström, de Jim Shaw. Ou bien de celui de Mœbius, d'Alberto Braccia et de Charles Burns. Ou encore, chercher des influences du côté de David Lynch, de Gerhard Richter et de Hasil Adkins. Les lignées se croisent, les données se contaminent et les champs se mélangent. Dans le monde qui est le nôtre, c'est par le montage et les deux pôles extrêmes du spectre du visible (8) que Paquelier tend à bricoler – et à rire si possible - avec l'incurable indistinction de nouveaux temps modernes. Ce qu'il met en place à travers ses agencements par étapes est peut-être un chiffrage personnel pour bricoler avec l'incurable (9) et en effet quoi de plus incurable que ses zombies "ex-traits" des mannequins de magazine par un travail à l'encre noire sur papier glacé, qui joue, par petites touches, avec le déjà traité et l'interchangeable.
1.Comme la rencontre fortuite entre un parapluie / Et une machine à écrire dans un Impala noir. / Mixant des écailles métalliques à l'aide d'une hélice d'avion. // Ce volant monotone est la camelote de la vie. / Ce désir de magnéto... ce(ci) n'est pas une pipe. / Probabl'ment Picasso l'a peinte à rayures.
2. "... comme la rencontre fortuite sur une table de dissection d'une machine à coudre et d'un parapluie !", Isidore Ducasse Comte de Lautréamont, "Les Chants de Maldoror", in Œuvres complètes, éd. José Corti, 1953 (1869), chant VI, I, p. 327). Les chants de Maldoror étaient au tournant du XIXe siècle l'exemple par excellence d'une prose poétique sauvage, insolente et sulfureuse, aussi peu convenable que les apparitions performées des Cramps cent ans plus tard.
3. Cf. Lev Manovich, The Language of New Media, MIT Press, 2001, p. 64.
4. L'impala noir est à la fois un animal fort rare et un modèle très prisé de la marque Chevrolet. Rencontre préméditée de chair et de métal dans la vitesse.
5. Deleuze et Guattari, Mille Plateaux, Minuit, Paris, 1980, p. 205-207.
6.Le Lyonnais Joseph-Marie Jacquard (1752-1834) inventa le métier à tisser semi-automatique, qui utilisait des cartes perforées : celles qui ont rendu l'informatique possible.
7.Selon Manovich, ibid. 155-159, le montage spatial privilégie l'espace contre le temps et le montage ontologique fait coexister plusieurs éléments ontologiquement incompatibles dans le même espace-temps : la machine à coudre et le parapluie sur la table de dissection ou encore le scientifique anonyme que Paquelier a copié à partir des archives de l'INSA, Tippi Hedren des Oiseaux de Hitchcock et la substance étrange du Blob dans la composition du même nom.
8."Le monde est en couleur, pourtant le noir et blanc est plus réaliste : quand on pense en noir et blanc, on voit la forme des choses", dit Samuel Fuller dans L'Etat des Choses de Wenders (1982).
9."Etre moderne, c'est bricoler dans l'Incurable", Cioran, Syllogismes de l'amertume, Gallimard, 1952, p. 27.
COMIC TROMPE-L'ŒIL
Patrice Joly, 2007
Dans le cadre des Galeries Nomades de l'Institut d'art contemporain, Villeurbanne / Rhône-Alpes, Supplément Semaine n°10, Analogues, maison d'édition pour l'art contemporain, Arles, 2007
On se souvient de la fortune qu'ont connu outre-Atlantique des artistes comme Raymond Pettibon ou Daniel Johnston, dont la pratique, sans être exclusivement dédiée ou inspirée de la bande dessinée ou des genres mineurs tels que la science-fiction, semble tout droit sortie des magazines ou des comics, sans retouche ou remise au format pour pouvoir s'insérer à l'intérieur du white cube : les dessins d'un Raymond Pettibon, par exemple, n'ont guère varié du format A4 qu'il a toujours affectionné et qu'il a toujours imposé à ses galeristes sans que ceux-ci y trouvent à redire. Les artistes issus de cette scène en France n'ont pas toujours eu ce même privilège et il semble bien que cette tendance, pour y exister pleinement, ait dû s'armer des autorisations du "grand art". Autrement dit, une pratique extraite de ces genres "mineurs" que sont la bande dessinée ou les strips des magazines ne peut s'afficher sur les cimaises que sous l'égide de son appartenance à un autre genre, supposé plus noble, celui de la peinture.
Par ailleurs, cette nécessaire labellisation n'est pas anodine puisqu'on sait ce qu'est capable de produire un artiste sous l'effet de la contrainte. Cette dernière pouvant être source de production inédite, de même qu'elle est susceptible de réagir en retour sur les définitions d'un paradigme pictural en constant remaniement, en perpétuelle réévaluation. Ainsi, on pense forcément aux travaux d'un Stéphane Calais dont les emprunts multiples à ses auteurs de bande dessinée favoris, les Moebius et consorts, en extrayant certains passages et en grossissant démesurément certains fragments, tendent à abstractiser ces derniers, ce qui a pour effet par ailleurs d'annuler toute dimension narrative inhérente à l'idée de bande dessinée. Car il s'agit le plus souvent dans une bande dessinée, quel que soit son coefficient de complexité ou d'intellectualisme, de développer un récit qui se lit généralement de la gauche vers la droite ; de même que le cinéma fait disparaître toute potentialité critique ou réflexive au profit d'une prise en charge sensorielle du spectateur – du moins en ce qui concerne le type de cinéma et de bande dessinée qui sont visés ici, des BD et du cinéma qui mettent en scène des scénarios linéaires, narratifs ou encore "héroïques".
Dans les peintures ou les wall paintings de Ludovic Paquelier, c'est bien à ce genre de cinéma ou de bande dessinée qu'il est fait allusion. Sans vouloir nullement opérer la moindre hiérarchisation entre bande dessinée, cinéma et peinture, il est clair que toute opération de "transfert" des deux premiers univers vers le dernier annule les présupposés des deux premiers, annule l'histoire, quand il y a histoire, la psychologie, quand il y a psychologie : cette vampirisation a tendance à faire de la peinture un élément absorbant, au sens où le zéro est l'élément absorbant de la multiplication. Évidemment, cette constatation a bien du mal à s'opérer quand on a affaire à un cinéma ou à une BD expérimentale, dont les caractéristiques propres ont tendance à converger vers celles de la pratique picturale.
Par ailleurs, outre ces considérations sur le médium, l'entreprise d'emprunt de Paquelier ne se cantonne pas à ces deux sources. Il y a une véritable gloutonnerie chez le jeune artiste qui puise un peu partout dans l'iconographie qui l'entoure : journaux, magazines, etc. Cependant, cette iconographie est une iconographie marquée, qui a un petit côté "fin du monde" et ce thème, qui est un des thèmes privilégiés de la science-fiction, s'accompagne généralement de son corollaire qui n'est autre que la reconstruction. Aussi, dans le travail de Paquelier, dans sa manière – foisonnante et débridée – de recréer des mondes à partir des débris de celui qui meurt, à partir d'images de ses objets abandonnés et de ses héros fatigués, on pourrait déceler une métaphore de la peinture, qui malgré une mort régulièrement annoncée, n'a de cesse de refleurir, de repartir avec une nouvelle énergie conquérante. Et même si la question du médium pictural qui a occupé les débats de la dernière moitié du XXe siècle s'est complètement diluée dans l'explosion d'une pratique tous azimuts qui a fait vaciller le carcan théorique des derniers héritiers de Greenberg, il n'en demeure pas moins que ces vieilles questions sur l'illusion, le support, le fond, la figure, etc., résistent à leur enfouissement et résonnent avec de jeunes travaux qui les abordent sans complexes. Ainsi la prolifération sur les murs de l'espace, en brisant les limites du cadre, fait aussi voler en éclats les notions de théâtralité et d'illusionnisme qui conditionnent notre rapport à la représentation ; la recombinaison des sources multiformes et polysémiques dont sont faites ses grandes compositions murales collapsent les notions de "sujet", de source, de motif...
Au final, derrière ces ambiances héroïco-trash en trompe-l'œil, n'est-ce pas la question de la régénération de la peinture qui est en jeu dans le travail de Paquelier, de l'éternel retour à une pratique qui ne dit jamais son dernier mot ?