Formée à l'École des Beaux-Arts de Lyon (2006), Aurélie Pétrel enseigne en tant qu'artiste et responsable du Pool photographie au sein de la HEAD - Haute École d'art et de design à Genève (depuis 2012) et co-dirige le Laboratoire d'expérimentation du CIPGP - Collège International de Photographie à Paris (depuis 2018). Son travail est exposé en France et à l'étranger. Il est représenté par la galerie Ceysson & Bénétière (en solo) et par la galerie Valéria Cétraro (en duo). "Sa pratique photographique, ancrée dans six villes choisies pour ce qu'elles incarnent sur l'échiquier mondial, est à la base de ses recherches et de ses pièces. Elle est cette "prise de vue latente" originelle, en attente de révélation, d'activation, de déplacement, d'hybridation, de transferts, de devenirs supports allant de la sculpture à l'architecture jusqu'aux installations scéniques dans son travail en duo avec le metteur en scène Vincent Roumagnac (Pétrel I Roumagnac (duo)), mais latence de l'image se dévoilant plus récemment par sa traduction en données (Hexagone, Lausanne, 2018) ou paradoxalement par sa quasi disparition à force de process (Altérations-Réactivations), de transports, de re-distribution (AxIonométrie2 inactinique, Fiac-projects, Paris, 2018)... Mettant en œuvre les outils formels et les processus intellectuels tant des artistes que des chercheurs. Elle associe une démarche plasticienne et conceptuelle dans une suite programmatique de mises en situation, où le format exposition rejoue à chaque fois différemment, la dimension interprétative de toute partition, de toute photographie en latence, de toute forme en attente de réactivation."
— Biographie tirée du texte de présentation de Michelle Debat pour le Séminaire de recherche - Nouvelles matérialités en photographie et art contemporain, INHA - Paris 8, mars 2018
Textes ci-dessous :
- Aurélie Pétrel : Là où l'espace devient forme, Alex Bowron, 2018
- Aurélie Pétrel, Michelle Debat, 2018
- Partition photographique, Aurélie Pétrel, 2014
- Du dispositif et du figural, Sylvie Lagnier, 2010
- Texte de Baron Osuna, 2010
Autres textes en ligne :
- Table simulation #00, #01, Emmanuelle Chiappone-Piriou et Aurélien Vernant, 2015
- Ricochets, Sylvie Lagnier, 2010
- Alchimie, Marie de Brugerolle, 2007
- La perte du monde (extrait), Nicolas Garait, 2007
AURÉLIE PÉTREL : LÀ OÙ L'ESPACE DEVIENT FORME
Alex Bowron, 2018
Texte publié à l'occasion de l'exposition personnelle d'Aurélie Pétrel Track 3, au G44, Centre de photographie contemporaine, Toronto, décembre 2018
Traduit de l'anglais (canadien) par Nicolas Garait-Leavenworth
Les paramètres d'une pratique
En 2001, Aurélie Pétrel se crée un exercice de réflexion. Quels seraient les effets sur le travail de la photographe si l'intégrité architecturale de son atelier se trouvait emportée dans un mouvement perpétuel ? En contestant l'idée même de permanence du bâti, elle décide d'entreprendre une pratique susceptible de s'adapter à de nouveaux environnements. Elle fait ainsi du mouvement une nécessité, ce qui donne lieu à une période de travail particulièrement fructueuse. Ces vingt dernières années, elle séjourne à de nombreuses reprises dans sept lieux de recherche et d'études photographiques choisis par elle : Shanghai, Tokyo, Leipzig, New York, Montréal, Paris et Romme, un village à proximité de la frontière franco-suisse. À la suite de cette intense période d'engagement photographique, Aurélie Pétrel sélectionne 1000 images qu'elle imprime et archive dans une œuvre fonctionnant comme une base de données sculpturale et qu'elle intitule « Prise de vue latente ». Cette sculpture et les images qu'elle contient serviront ainsi de source physique et mentale pour la suite de sa carrière.
Les expériences conceptuelles jouent toujours un rôle central dans la pratique d'Aurélie Pétrel. Rien ne l'intéresse plus que de formuler une hypothèse, puis de tester, à travers la production d'œuvres d'art, la proposition théorique d'un acte apparemment impossible. Qu'arriverait-il par exemple si l'on demandait à un laboratoire d'imprimer une photo blanc sur blanc, sachant que le blanc est un ton qui n'existe pas plus en photographie analogique que numérique ? L'écart entre la théorie et la pratique fascine Aurélie Pétrel, et c'est dans cet écart qu'opèrent ses œuvres. C'est en identifiant et en tentant de représenter cet écart que l'on acquiert une certaine perspective ; c'est dans les écarts entre les choses que l'on ressent l'espace le plus fortement. Grâce à un ensemble de paramètres créés par elle et qui sont destinés à définir le chemin pris par son œuvre, elle interroge les conventions, aplatit les hiérarchies et construit l'espace. Sous l'oeil d'Aurélie Pétrel, la photographie devient architecturale. Elle mesure – et elle est mesurée. Elle est vécue en mobilité constante et ne fige le temps que pour mieux le projeter dans l'espace. Là où se tient le spectateur existe un espace qui précède la naissance de l'œuvre. S'engager dans cet espace, c'est le seul moyen d'être dans la pleine conscience de ce qui a été placé devant nous.
L'intersection du temps et de l'espace
L'architecte américain Peter Eisenman s'est servi de l'analogie conceptuelle suivante pour concevoir ses premiers travaux :
1. L'architecture est un langage ;
2. Le langage est un texte ;
3. Le texte consiste à manipuler des mots pour produire autre chose qu'une narration.
Prenons un cube et appliquons-lui un strict modèle procédural qui va le diviser en volumes et en plans. Il s'agit d'un processus axonométrique – trois dimensions, sans perspective. Ce processus se fonde sur le décalage, la rotation, la compression et l'expansion, ceci afin d'insuffler la vie dans un ensemble. Cet ensemble doit être toujours hétérogène et constituer un espace divisé. Il doit en outre être autonome et donc libéré des contraintes habituelles. Ainsi, les divisions peuvent se faire d'elles-mêmes : en devenant perpétuelles, elles aboutissent à une forme affectée par un mouvement qui semble se désigner lui-même. Nous devons faire confiance en une architecture qui favorise la forme plutôt que la fonction. Même l'auteur se subordonne à la forme, car une fois qu'il est créé, le sens qui dérive de la structure s'auto-génère. La structure se libère donc du joug de l'iconographie et du symbolisme qui proviennent des références extérieures à la forme.
Selon Eisenman, l'architecture permet de « faire bouger les lignes s'agissant de l'expérience d'être dans l'espace et le temps »1. L'architecture doit pouvoir se définir elle-même en créant et en déformant l'espace, afin de nous rendre pleinement conscients d'être dans le monde. Pour apprécier l'architecture, l'usager doit comprendre que la relation entre le sujet et l'objet est là pour perturber l'espace et agir sur la vie quotidienne. Lorsque Richard Serra inaugura en 1981 sa commande publique Tilted Arc pour la Foley Federal Plaza à Manhattan, l'œuvre fut très mal reçue. Long de 36 mètres et haut de 3,5 mètres, ce vaste mur d'acier rongé par les intempéries coupait en diagonale un espace laissé jusqu'alors ouvert, interrompant sans autre forme de procès le flux des nombreux passants qui avaient l'habitude de traverser la place. Contrairement à beaucoup de sculptures publiques aussi discrètes qu'agréables, cette œuvre fut réalisée dans l'idée même de couper le passage – elle ne pouvait tout simplement pas être ignorée. Si l'art et l'architecture ne parviennent pas à provoquer, alors leur impact s'effondre. S'ils veulent avoir une place significative, ils doivent pouvoir surmonter les emphases habituelles sur la matérialité, la fonction, la signification ou la beauté. La beauté en particulier n'est pas intéressante, mais évidente. De par sa nature même, la beauté conventionnelle n'a pas besoin d'être examinée de près pour être comprise.
L'architecture autonome est libérée dans sa forme. Elle est conçue pour déplacer perpétuellement l'espace afin que la forme ait toujours priorité sur la fonction. La structure de l'autonomie est hétérogène : ses plans se heurtent et sont transparents, ses colonnes flottent librement et se projettent dans l'espace pour l'encombrer avec grâce. Cette architecture n'est pas dédiée à l'habitation. Ni confortable ni oubliable, ni « jolie » au sens conventionnel du terme, cette architecture provoque l'expérience d'un espace exigeant, voire hostile, pour ses utilisateurs. Comme les œuvres d'Aurélie Pétrel, les constructions d'Eisenman se substituent conceptuellement à la théorie. Elles fonctionnent comme l'enregistrement de leur processus de conception afin que les éléments structurels soient révélés et pointent vers leurs méthodes de construction. En réalité, aucune distinction n'est faite entre le design et l'objet qui en résulte. En rejetant elle aussi les hiérarchies habituelles, Aurélie Pétrel crée des œuvres telles que Partition photographique, 2014, pour laquelle le texte se substitut volontairement au processus photographique. Ces partitions offrent un compte-rendu très détaillé des étapes créatives de chacune de ses photographies, et servent à la fois de signes indiciels de ce qui est physique, et de signes physiques au sens propre. En signalant un espace entre l'image imprimée et sa source, ces partitions identifient les espaces physiques engagés dans ce qui est devenu une pratique d'installation photographique. La platitude volontairement dénuée de toute dimension visuelle de ces travaux textuels leur permet pourtant de fournir un enregistrement très précis du temps et de l'espace, créant un volume tout en nous permettant à nouveau, et d'une manière inédite, d'examiner notre relation aux objets en tant que sujets.
Les dialectiques de la forme
L'architecture moderne a su perpétuer une hiérarchie implicite des formes en privilégiant les matériaux industriels qui produisent des surfaces minimales – béton, verre ou acier – plutôt que les textures domestiques que sont la pierre, la brique ou le bois. Elle a également favorisé l'idée de frontalité grâce à un point de vue unique et central sur ses structures, sans aucun besoin de mouvement latéral. Ce n'est pas l'existence de relations dialectiques elles-mêmes qui pose problème – car tout ce qui est physique se définit par rapport à autre chose – c'est l'incessante préférence de l'une pour l'autre qui encourage les hiérarchies et renforce les alternances, créant ainsi des partis-pris étroits qui rejette les ambiguïtés sans fin que le contexte peut fournir.
Parfaite antithèse, le déconstructivisme découle du rejet d'une vérité absolue. En fragmentant ses surfaces et en disloquant les éléments mêmes de sa forme, il oblige à faire l'expérience de la relativité et permet de comprendre que ce que l'on voit dépend entièrement de l'endroit où l'on se trouve. Eisenman comme Aurélie Pétrel nous le rappellent : les spectateurs d'œuvres déconstructives doivent prendre une part active. Ils ne peuvent pas voir l'œuvre s'ils ne se déplacent pas autour d'elle. Ils combinent ce qui est perçu simultanément avec ce qui l'est séquentiellement. Les éléments qui composent un bâtiment, une photographie, une exposition ou un texte dépendent les uns des autres s'ils veulent produire du sens. C'est là que se trouve un autre écart – un signifiant flottant entre une forme et sa signification. Une lettre seule, un mot isolé n'ont aucun sens. Même lorsqu'il appartient à la vraisemblance d'un tout, le sens n'est jamais inhérent mais dépend entièrement des relations qu'il construit.
Pour finir, quelques mots sur la photographie
La photographie est le medium de la perception simultanée. Toute l'action d'une photographie se perçoit d'un seul coup. Elle est non linéaire par nature et ne peut être lue du début à la fin. La photographie est aussi intrinsèquement liée au temps. Elle exige du temps – elle le suspend et le mesure en le transformant en quelque chose d'à la fois physique et métaphysique. Le temps est le référent premier de la photographie. Pour pouvoir créer un plan, nous avons besoin de la latitude (l'heure) et de la longitude (l'espace). La question que pose une exposition qui relie la photographie au temps, à l'espace et aux outils de mesure, c'est de savoir comment se concentrer sur la pratique artistique en tant qu'outil – un outil qui prend du temps pour créer un espace.
La photographie est un outil de mesure indiciel. Elle agit comme preuve d'une relation entre l'outil, le sujet et le symbole. Ce qui est choisi comme sujet est imprimé directement sur le papier, créant l'illusion d'une représentation directe qui mène vers le sens. Ce « mythe de la vérité » est compliqué de par sa propre histoire, par ailleurs inhérente à la seule photographie. Encore une fois : contexte, position, écart. La photographie est une donnée qui crée des ensembles de données. Aurélie Pétrel compare la photographie à la capacité humaine de capturer l'entièreté d'un moment en un seul coup d'oeil. En interrompant le champ de vision de celui ou celle qui regarde, Aurélie Pétrel joue avec sa propre affirmation. Peut-être est-il possible de tout voir en même temps, mais il est impossible de tout lire sans y passer véritablement du temps, sans tourner autour et sans se laisser perturber par tout ce qui a déjà été vu.
1 Vladimir Belogolovsky, Conversations with Peter Eisenman : The Evolution of Architectural Style, Berlin : DOM Publishers, 2016. p. 42 (inédit en français)
AURÉLIE PÉTREL
Michelle Debat, 2018
Texte de présentation pour le Séminaire de recherche - Nouvelles matérialités en photographie et art contemporain, INHA - Paris 8, mars 2018
Penser la photographie comme partition n'est pas la même chose que penser une œuvre comme partition, et encore moins une exposition comme partition. Et pourtant, depuis le tout début des années 2000, l'artiste et photographe Aurélie Pétrel, conjugue dans son œuvre récemment exposée à New-York (Tracks, 2018-2019), les trois modes d'investigation du mot partition et ce à partir de la pratique photographique dans l'étendue de ses potentialités opératoires en tant que processus, de ses mutations matérielles en tant qu'image (77 expérimentions, CPIF Pontault-Combault, 2017), de ses cycles successifs en tant que matrice interprétative (Cycle Polygone, Tokyo, 2001-2016).
L'artiste nomme d'ailleurs ses œuvres "partitions photographiques". Car en effet, la pratique photographique, ancrée dans six villes choisies en fonction notamment de leur architecture, est à la base de ses recherches et de ses pièces. Elle est cette "prise de vue latente" originelle, en attente de révélation, de déplacement, d'hybridation, de transferts sur différents supports, de devenirs supports allant de la sculpture à l'architecture jusqu'aux installations scéniques avec le metteur en scène Vincent Roumagnac, mais latence de l'image se dévoilant plus récemment par sa traduction en données (Hexagone, Lausanne, 2018) ou paradoxalement par sa quasi disparition à force de process (Altérations-Réactivations, 2014), de transports, de re-distribution (AxIonométrie 2 inactinique, Fiac-projects, Paris, 2018)...
Mettant ainsi en œuvre les outils formels et les processus intellectuels tant des artistes que des chercheurs en linguistique, en philosophie, Aurélie Pétrel, qui récemment a réactivé les archives de l'architecte déconstructiviste Peter Eisenman, (Track 3, Toronto, 2019), conjugue de manière singulière démarche plasticienne et démarche conceptuelle dans une suite progammatique de mises en situation, où le format exposition rejoue à chaque fois différemment, la dimension interprétative de toute partition, de toute photographie en latence, de toute forme en attente de réactivation...
PARTITION PHOTOGRAPHIQUE
Aurélie Pétrel, 2014
Je pose la notion de partition photographique depuis la double définition du mot "partition". La première renvoyant d'emblée à la composition musicale et à son système de notation sur laquelle peuvent s'appuyer lectures et interprétations, la seconde, plus spécifique, relevant de la division, du partage, de la redistribution (de territoires par exemple). A partir de cette ambivalence sémantique, la notion de partition photographique peut se constituer, simultanément, notation (réserve) et redistribution (non plus d'espace mais, on le verra, de temps). Les "prises de vues" (argentiques, argento-numériques ou numériques) sont pour moi le "degré zéro" du processus d'apparition de mes images en cette dynamique indexée à l'idée de partition. Elles sont en quelque sorte la phase embryonnaire d'une opération (potentielle) de développement, une "prise" littérale, à la fois prélèvement concret et appel d'un devenir (on dit une prise d'appel avant une projection, un saut dans l'à venir). Un premier temps, donc, d'avant les images, où, déjà, des images sont potentiellement prises (comme dans de la glace, latentes). C'est ce premier temps contenant des images en puissance d'apparition qui va être, dans l'acte et l'éta(n)t de l'exposition, redistribué, partagé, dans et selon un contexte donné, et devenir dès lors temps secondaire, non pas seulement consécutif, mais composé (marqué) du temps double d'une transformation qui contient la visibilité de sa propre traçabilté temporelle (son spectre). En d'autres termes, la partition (temps 1) est jouée (temps 2) et son jeu est marqué doublement par son origine et par sa présentation. La partition, c'est sa fonction, peut être jouée à nouveau, rejouée donc, et se représenter en ces (ses) temporalités simultanées.
DU DISPOSITIF ET DU FIGURAL
Par Sylvie Lagnier, 2010
Publié dans le catalogue Regards croisés, Shanghai 2010, Édition ENSBA Lyon, avec le soutien de la Région Rhône-Alpes
Dans son troisième essai, Le contexte comme contenu, publié dans Artforum en 1976, Brian O'Doherty a démontré l'emprise inéluctable du cube blanc sur les pratiques artistiques. « On ne peut congédier sommairement le mur blanc, mais on peut le comprendre. Et cette compréhension le transforme puisque son contenu est constitué de projections mentales fondées sur des partis pris non formulés. Ce mur est notre parti pris. Il est impératif pour chaque artiste de connaître ce contenu et en quoi il affecte son oeuvre. [...] Il [le mur] a sauvegardé la possibilité de l'art tout en le rendant difficile » 1
Aurélie PÉTREL, dans sa conception du photographique et de la photographie, travaille ce rapport au lieu et au mur, l'image devenant l'un des éléments constitutifs de l'oeuvre dont l'objet réside dans une inter-relation entre l'image, le support et l'espace, avec laquelle non seulement elle questionne la place et le statut de chacun, mais encore, multiplie les possibles par l'introduction de dispositifs tels que Foucault les a définis : « des stratégies de rapports de force supportant des types de savoir, et supportés par eux. ». 2 La fonction du support ne réside plus seulement dans la mise en valeur d'une lisibilité, il devient une part du visible. Poursuivant son interrogation sur les conventions régulatrices qui stabilisent le sens - le mur blanc, la position de l'image sur le mur, l'encadrement, etc. - Aurélie manipule, dans un geste d'ordre performatif, des plaques de métal plein ou micro-perforé, impossibles cimaises dont elles semblent pourtant mimer l'un des enjeux, faire oeuvre en lieu et place de l'image. Tout est rapport à un espace scénique, celui de la scène, de l'écran, des systèmes de représentation où l'humain, dans son apparent second rôle, est l'objet qui légitime toute illusion. Dans ses photographies, les regards souvent hors champ de ses personnages, - des ouvriers, des manutentionnaires en action ou en pause - conduisent notre sens de lecture : de l'image très architecturée, construite par plans, vers l'espace réel, par exemple le cube au sol dans lequel s'insère l'une d'elles. Le visiteur qui se tient dans le lieu d'exposition n'achève pas son parcours visuel au sein du cadre de l'image à proprement parlé, un dialogue s'opère entre la planéité de la photographie et l'espace du spectateur. Le jeu d'hypothétiques reflets entretient l'illusion du dedans et du dehors tandis que le cube comme les plaques de métal ou de verre interrogent les concepts de l'espace et de l'art. Aurélie Pétrel s'amuse avec le White Cube, manipulant ce tombeau des conventions scénographiques modernistes, qu'en leur temps, Schwitters et Lissitzky avaient transformé en le colonisant de leurs collages. Les dispositifs incitent une perception en deux temps : l'oeil appréhende le tout, se glisse dans l'image puis le corps emmène l'oeil en exploration. L'oeil et le corps coopèrent ainsi non seulement dans le choix d'un parcours réel ou conceptuel, mais aussi à doubler le sens par le détournement du sujet lui-même.
Aurélie définit sa photographie sur le modèle de l'image classique, soit la peinture comme un lieu iconique situé à forte distance de tout référent. Ses choix de compositions privilégient la force constructive des éléments architecturaux - murs, pylônes, lignes téléphoniques et électriques, toitures, fenêtres et ouvertures, surfaces écraniques -, redevable en ce sens à l'héritage d'une conception spatiale ancienne, celle que Piero della Francesca mit en oeuvre au cours du quattrocento unifiant dans un même lieu l'effort de la raison et la sensibilité de l'esprit. L'espace photographié, pas plus que l'espace peint dans l'oeuvre du maître italien n'est un décor, il est ici paysage indéfini quasi monochrome ou bâtiment(s) dont la dialectique intérieur/extérieur s'impose autant au sein d'une même image que de l'une à l'autre. En outre, aucun échappatoire visuel ne nous détourne de la réalité de l'image en tant qu'espace plan. Pour autant la question de l'illusion n'est pas évincée. Son immanence se révèle dans l'objet image - dans lequel nous incluons ces dispositifs tridimensionnels qui, intervenant dans l'espace réel modifient notre rapport à l'image, mais aussi la perception de toute image - lieu à la fois de déplacement et de production de sens. Là, interviennent les jeux en miroirs - recours aux polyptiques, à la lumière constructrice dans l'image elle-même, à la lumière réelle traversant les surfaces translucides des vitrophanies 3 - dans lesquels le corps fragile de l'humain est livré au monde construit par l'homme. Ce sont autant sa vulnérabilité que sa force que saisit le pouvoir du photographique chez Aurélie Pétrel, pourtant détail infime presque insignifiant, mais qui dans l'ordre de l'image, devient figural en particulier par l'action de la couleur, qui au-delà de structurer l'espace, amène de subtiles relations entre les éléments en présence. Lorsqu'elle est matérialisée dans un plan opaque, elle est un écran de projection au sens littéral du terme, lorsqu'elle agit en transparence, elle inverse le rapport au sujet, le repoussant à l'intérieur de l'image. Elle est matière homogène lorsque Aurélie traite du feuillage comme d'un espace organisé : infinité des détails et des nuances comme autant d'effets de texture. L'artiste renouvelle ainsi l'expérience du banal photographique par un juste regard qui sait combien la lumière corrompt toute forme. En privilégiant la frontalité, la tentation du récit est évincée au profit d'une réflexion sur ce qu'est l'image. Les dispositifs conçus par Aurélie Pétrel sont donc moins une mise en scène de l'image que sa mise en présence.
1 O'DOHERTY Brian, White Cube. L'espace de la galerie et son idéologie, JRP/Ringier, La Maison Rouge, 2008 pour la traduction française, p.110.
2 FOUCAULT Michel, Dits et écrits, 1954-1988, t. 3 1976-1979, Gallimard, Paris, 2001.
3 La vitrophanie, feuille adhésive translucide occupe une surface vitrée. Ce dispositif bidimensionnel est conçu pour être traversé par la lumière et ainsi modifier, qualifier le lieu, le transposer même. Il introduit un schisme entre l'image et le support parce qu'il contient une image à double face, l'une influençant l'autre, un recto-verso au sein duquel le corps devient le détail ou le sujet.
Texte de Baron Osuna, 2010
Aurélie Pétrel poursuit un travail de mise en vitesse des principes phénoménologiques liés à l'expérience du regard, à la manifestation tangible du réel et à l'apparition de son double photographique jusqu'à les fondre et les confondre. En acceptant que la photographie devienne image et ainsi figure, Aurélie Pétrel s'engage à en déconstruire les données spatio-temporelles. Donner à voir et à penser, en interrogeant les processus de perception et de représentation du réel, pour mieux tenter de démontrer le processus d'abstraction lui-même. Les oeuvres d'Aurélie Pétrel s'apparentent à des théorèmes visuels qui tentent de circonscrire la trahison des images. Pour Aurélie Pétrel, le processus technique et conceptuel de production d'images (au sens de métaphores) par la photographie, fournit la structure et les outils mêmes d'interprétation. Le travail de lecture, d'appropriation, de compréhension, d'appréhension, de l'image et des images reste pour autant, tout à faire et à refaire. Les oeuvres d'Aurélie Pétrel proposent des expériences photographiques, topographiques, sémantiques, et cognitives, où support, surface, espace et contexte multiplient les possibles. Telle est la mécanique de la révélation puisque nous ne connaissons le réel que par son action sur notre système nerveux. Nous le comprenons en inventant des ensembles de symboles et de relations dont nous essayons de faire coïncider la structure avec celle des "objets" que nous étudions. Le travail d'Aurélie Pétrel s'articule donc autour du statut de l'image, de son apparition à sa matérialité. Ses dernières installations photographiques (...que nuage...#2, 2010), assimilées à des sculptures, traitent précisément des tensions entre le réel et son double photographique, et vice-versa.
Aurélie Pétrel crée grâce à un ensemble de techniques photographiques complexes, des jeux d'illusion et de déplacement de la réalité. Elle conçoit des structures visuelles et conceptuelles matériellement simples : des tirages sous diasec qui superposent reflets, transparences et opacités (Montperrin, Backstage, 2009), des photographies imprimées sur des films adhésifs qui sont ensuite montés directement sur les espaces et volumes transparents de bâtiments et constructions (Shakkei I, Shakkei II, 2009), et aussi des recherches plastiques d'impression et de gravure directe sur des plaques de verre (Tokyo Bay, 2010). L'architecture de l'image se superpose ainsi à celle du lieu ou de l'objet pour créer une nouvelle "vue", une nouvelle expérience du regard, de l'image et de sa réalité. Une image qui devient ainsi un élément d'architecture, d'urbanisme, un objet et une architecture qui devient une image, un espace de projection mentale, sociologique, métaphorique et métaphysique. La projection d'une réalité silencieuse, distante, possible et pourtant absente. Les installations photographiques d'Aurélie Pétrel traduisent matériellement cette absence de la réalité. Aurélie Pétrel transforme la notion même de technique photographique pour établir les règles d'un double jeu. Une complicité se crée entre l'œuvre et le monde. Les limites entre image et contexte, mémoire et imaginaire, disparaissent et l'œuvre révèle dès lors, autant qu'elle dissimule.