STATEMENT
Damir Radovic, 2013
Mon travail est à la fois une question d'équilibre et un outil de compréhension du réel. Un équilibre très fragile, silencieusement travaillé par le jeu des forces contradictoires, à la limite de la dispersion.
Dans mes dispositifs, tout est question d'immersion ; d'alliance de matières visuelles et d'humeurs subtiles. Des images du quotidien disposées dans l'espace comme autant de motifs d'une composition monumentale. Mes dessins sont hantés par tous ces éléments qui viennent perturber les sens, les plonger de force dans l'expérience, les caresser et jouer de la disparition pour leur céder la place !
Mon travail, décliné en installation, dessin et vidéo, consiste à resaisir le réel, dans ses aspects culturels et sociaux, sous des formes archétypales, génériques ou carnavalesques qui interrogent les modes de représentation historiques et contemporains.
RÉTROSPECTIVEMENT AGILE
Par Aurélien Pelletier
Pour l'exposition Rétrospectivement agile, Espace Vallès, Saint-Martin d'Hères, 2013
Né en Bosnie, arrivé en France pendant la guerre, Damir Radovic ne cesse aujourd'hui d'interroger les hommes sur leurs travers, leur propension à la haine et la destruction, avec, pour constante, cette question : Que ferons-nous de notre avenir ?
L'utopie et le chaos, deux idées qui se confrontent et se complètent dans ses œuvres, comme si la première menait immanquablement à la seconde. L'utopie c'est l'étoile vers laquelle nous levons les yeux, un signe d'espoir. Ces étoiles nous les retrouvons dans Burning sky, mais inutile de faire un vœu. Cette fois les étoiles filantes ont brûlées, comme une météorite traverse en feu l'atmosphère et tombe à pic sur le sol. L'étoile rouge était ce rêve d'équité, une utopie qui s'est effondrée.
Buildings, tours, HLM, monuments, l'architecture est presque toujours présente dans ses représentations. Parfois simple trace, elle devient élément central avec sa série de grands dessins. Dans In the name of the State, c'est l'ensemble architectural des "Etoiles" (on y revient) réalisé à Givors à partir de 1974 qui est présenté. Ces bâtiments de Jean Renaudie, aux façades de bétons bruts et aux angles aigus, entendaient réagir aux constructions d'un passé proche, type grands ensembles de Le Corbusier, en renforçant la diversité et l'intimité des logements. Voici une autre des grandes utopies du XXème siècle, celle de l'habitat pour tous et des logements sociaux. Dans le dessin règne le chaos. le ciel est rempli d'une nuée de symboles récurrents du répertoire de l'artiste, étoiles, crânes, flèches, etc. Autant de formes immédiatement identifiables qui semblent faire du dessin une carte militaire fantaisiste.
Quelque soit le bâtiment choisi ou la ville représentée, la guerre fait rage. S'agit-il d'une résurgence du passé de l'artiste, qui, ayant personnellement connu le siège de Sarajevo, ne cesse de transposer cette situation sur ses différentes représentations du monde ? Cela pourrait tout aussi bien être une mise en garde, une incitation à la vigilance. Où que nous soyons, nous ne sommes jamais entièrement à l'abri d'un conflit.
Les œuvres de Damir Radovic s'inspirent de son expérience personnelle sans être pour autant autobiographiques. Au delà des conflits, le sort des victimes devient aussi matière à réflexion.
C'est le cas pour Exodus, cette série de "bateaux villes" constitués des bâtiments parmi les plus remarquables du monde. Comme si dans un futur post-apocalyptique, la balkanisation poussée à son comble aurait divisé le monde en îlots mobiles pour riches.
Dispersion des graines est une reproduction d'éclats d'obus dans le goudron, dont le titre n'est autre que la définition du mot grec Diaspora. Derrida prend l'image de la grenade, le fruit, pour parler de "dispersion sans diaspora" (1), car symbole de vie et de fertilité, ce fruit rempli de graines ne peut les semer qu'après avoir éclaté et donc trouvé la mort.
Dernier aspect du travail de l'artiste, les performances. Ses Paradoxical sleep sont réalisées à Hiroshima, Dresde, Sarajevo, Vienne et Stockholm. A chaque fois à peu près le même procédé. Après avoir choisi un lieu passant et/ou symbolique de la ville (devant le bâtiment des Nations Unies à Vienne, au point d'arrivée des cars de touristes à Stockholm, etc.), Damir Radovic installe son couchage à même le sol, se déshabille et enfile son bonnet de nuit pour fermer les yeux une dizaine de minutes. Les réactions sont mitigées. La scène peut prêter à rire de par la tenue et l'endroit insolite, parce que trop exposé aux regards de tous. Pas d'ambiguïté sur le message, et cela peut déranger, comme à Hiroshima où la police finit par le déloger.
Rétrospectivement agile n'est pas une rétrospective mais un état des lieux, une compilation de la production de l'artiste depuis 2010. A travers la diversité des matériaux et des techniques employés, il nous offre ici les visions multiples d'un monde instable et fragile qui ne sait que trop courir vers sa perte.
1. Voir "Foi et savoir", in Gianni Vattimo et Jacques Derrida, La religion, Paris, Le Seuil, 1996
UN NOUVEAU BARBARE
Par Dean Inkster, 2002
Attendre que le vingtième siècle se termine bien, qu'il soit révolu, implique qu'on ignore si le présent est dorénavant au-delà de l'histoire, autrement dit si l'histoire est bel et bien finie, ou si ce qu'il nous en reste relève d'une histoire sans fin.
Mais c'est aussi laisser entendre qu'on reconnaît que cet événement (la fin du siècle) s'est passé, comme tout autre événement récent ou en cours, sans qu'on en ait véritablement fait l'expérience - qu'il s'est passé dans un monde où l'expérience nous est offerte ou bien comme perpétuelle simulation ou bien comme fraude.
Autant dire que ce que nous avons hérité du siècle dernier, ce qui nous empêche d'entrer dans une nouvelle ère, une nouvelle époque, c'est la pauvreté en expérience.
Cependant, cet oubli du temps, si impertinent et obstiné soit-il, n'est pas motivé par la nostalgie d'un passé idéal qui n'a jamais eu lieu - le désir d'un retour à un monde idéal de l'expérience. Il est plutôt motivé par le désir de remettre le temps à demain pour pouvoir maintenant faire usage des ruines de l'expérience ; le désir d'ouvrir un espace de perceptions instables, de solutions incongrues qui auront été tirées de cette pauvreté même - et peu importe l'apparente impertinence de cet espace, de cet usage.
C'est ce que Walter Benjamin qualifiait, au siècle dernier, de "nouvelle barbarie".
Un nouveau barbare c'est quelqu'un qui ne s'endeuille pas de la disparition de l'expérience, mais qui ne se propose pas non plus de surmonter cette disparition en simulant ce qu'il se sait incapable d'offrir : "À quoi la pauvreté en expérience amène-t-elle le barbare ? Elle l'amène à recommencer au début, à reprendre à zéro, à se débrouiller avec peu, à construire avec presque rien, sans tourner la tête de droite ni de gauche".
Ne disposant que de peu de moyens, bien décidé cela dit et non sans un certain ludisme, le nouveau barbare part à la recherche des voies par lesquelles il pourra survivre à la perte de l'expérience. Son souhait ultime est non pas qu'on le délivre des ruines qu'il perçoit devant lui et dont il veut se servir, mais de se délivrer lui-même et de délivrer les autres de l'expérience comme telle.
Ce qui explique le caractère transitoire des choses qu'il vient à tirer de ces ruines - choses qui peuvent apparaître pour disparaître aussitôt - motivées par une contingence joyeuse en complète contradiction avec le fardeau des événements du monde qui ne se prêtent plus en rien à l'expérience.
Parce qu'il sait que la "véritable actualité" c'est le temps déchargé du passé - une pure transition au-delà de toute expérience - un temps qui n'est plus paralysé désormais par l'événement de son passage.
ON A MERDÉ EN EUROPE
Par Jean-François Caron
Publié sur gueulart.wordpress.com, mai 2011
Trouvé par hasard ce matin... Damir Radović, un jeune artiste français – je me flatte en même
temps, il a deux ans de plus que moi – originaire de Sarajevo (où il a connu la guerre).
L'essence de sa démarche graphique tourne autour de l'utilisation de symboles communs pour mettre en scène les progressions de l'individualisme, et simultanément, l'emprise des nationalismes (et des structures supranationales) sur les individus.
Travail intéressant, même s'il ne trébuche pas sur la nuance. Intéressera sans doute l'humour qui imprègne plusieurs de ses œuvres. À titre d'exemple, Nous tournons en rond dans le noir et nous sommes dévorés par le feu (Installation, 2011, néon, résine epoxit, dimensions variables) qui s'intéresse à l'Europe...
Lors de mon passage à Paris en juin dernier, je m'étais rendu compte que beaucoup d'artistes français se tournaient vers le néon, une pratique que je n'ai vue souvent au Québec. Au départ, le côté propret du néon peut déranger. Or, dans ce cas, il met en lumière la spectacularisation de l'anodin (« petit chien grosse merde »), enlevant autant de relief à l'entité politique de l'Europe grossièrement aplatie au sol. Voir la série sur le site de l'artiste.
Aussi, jetez un œil à son travail de travestissement de cartes géographiques où les frontières sont redessinées par l'artiste en fonction d'icônes populaires – Bart Simpson, Charlie Chaplin, Jaws, etc.
Enfin, le concept de la performance récurrente de l'artiste, Paradoxical sleep, dont on peut trouver les traces vidéographiques sur le web, est encore une fois peu nuancé (bon peuple, tu dors sans te préoccuper de ce qui se passe autour de toi!) mais tout de même plutôt réussi. Par sa récurrence et sa pénétration géographique (la performance a été réactualisée en différents points du globe), la performance a certainement la force de montrer que l'aveuglement politique (aka l'endormissement) est universel – alors que la tendance est plutôt de le dénoncer au niveau national. L'artiste rappelle ainsi que la politique est de moins en moins nationale, justement, avec l'étalement des forces comme l'Europe, les États-Unis, même la Chine qui se déploie de plus en plus dans les pays riches en ressources naturelles – dont plusieurs pays d'Afrique, mais aussi le Canada. Amorce pour une belle réflexion géopolitique, il va sans dire.